vendredi 11 mai 2007

Les voies de pénétration de la civilisation Musulmane en Occident

Quand la civilisation musulmane a-t-elle pénétré en Occident, et quelles furent les voies qu'elle a suivies ?
On attribue généralement aux croisades les premiers échanges culturels entre l'Occident et l'Orient. C'est une erreur que l'on aurait dû écarter depuis longtemps. Loin de contribuer à une interpénétration des civilisations d'Orient et d'Occident les Croisades compromirent une collaboration qui s'annonçait féconde et durable.
En dressant la Chrétienté contre l'islam dans une lutte implacable, en suscitant une atmosphère d'intolérance et de haine, les Croisades creusèrent un fossé profond entre l'Occident et l'Orient et rendirent impossible pour plusieurs siècles toute collaboration entre ces deux mondes. " Une des plus funestes conséquences des Croisades, écrit Gustave le Bon, fut d'avoir établi pour des siècles l'intolérance dans le monde et de lui avoir donné le caractère de cruauté barbare qu'aucune religion, celle des Juifs exceptée, n'avait connu encore. Avant les Croisades, l'intolérance était grande, mais il était rare qu'elle allât jusqu à la cruauté. Pendant les Croisades, elle acquit un degré de frénésie furieuse qui se prolongea jusque à nos jours. Habitué à verser le sang, le clergé appliqua bientôt à la propagation de la foi et à l'extinction des hérésies les procédés d'extermination appliqués d'abord aux infidèles. La moindre velléité d'opposition lui paraissait digne des plus affreux supplices. Les massacres de Juifs, d'Albigeois et de diverses catégories d'hérétiques, l'Inquisition, les guerres de religion et toutes ces luttes sauvages qui ensanglantèrent l'Europe pendant si longtemps furent les conséquences du funeste esprit d'intolérance développé par les Croisades " (G. Le Bon : La civilisation des Arabes. Paris, 1884).
Pour situer exactement l'influence de Croisades, il faut distinguer entre la culture intellectuelle et morale d'une part, et la civilisation technique et matérielle de l'autre. Insignifiante dans le domaine des sciences et de la littérature, cette influence se révéla désastreuse dans celui de l'esprit et des rapports humains.
L'ambiance de haine que créèrent les Croisades, le paroxysme d'intolérance religieuse qu'elles suscitèrent, empêcha une coopération intellectuelle, entre les deux rives de la Méditerranée.
Par contre sur le plan de la civilisation strictement matériel et technique, il faut le reconnaître, l'Occident doit beaucoup aux Croisades.
Les Croisades avaient mis la Chrétienté, sur la terre même de l'Islam, en contact direct avec les populations musulmanes. Les deux siècles environ pendant lesquels vécurent les royaumes francs du Levant, ne furent pas entièrement remplis d'actions militaires. De longues périodes de trêve entrecoupaient les hostilités. Ces intervalles d'une paix larvée permettaient les rapports humains entre les occupants et les Musulmans. Un nombre considérable de Chrétiens fut ainsi mis en présence d'une civilisation très supérieure à celle de l'Europe de l'époque. Les croisés trouvèrent au Levant beaucoup de produits qu'ils ignoraient, et des techniques que l'Occident ne connaissaient pas encore. L'introduction massive de produits d'Orient sur les marchés européens, l'adoption de procédés nouveaux dans l'agriculture, l'industrie et l'artisanat, furent une des conséquences spectaculaire des Croisades. L'économie de l'Europe en fut transformée. Le commerce connut un essor considérable. Marseille entra dans le circuit des républiques marchandes de l'Italie qui monopolisaient jusqu'alors le trafic méditerranéen.
D'une façon générale, comme le dit A. Champdor dans son ouvrage : " Saladin, le plus pur héros de l'Islam ", l'Europe s'est mise à l'école de la civilisation orientale et la production en Occident se transforma.
C'est de l'Orient, dit-il, que " nos ancêtres apprirent à tisser les étoffes de luxe qui firent la fortune de Venise et, plus tard, d'une partie de la France ; d'Orient nous fut apporté l'art de fabriquer le satin, le velours, les étoffes brochées d'or ou d'argent, ou les tissus légers comme la mousseline, la gaze, le taffetas. Depuis l'antiquité l'Orient excellait à produire de moelleux tapis ; les artisans européens s'efforcèrent de s'assimiler ce talent. Si Venise sut bientôt couler le verre et tailler des glaces elle le dut à la connaissance des techniques utilisées dans les souks de Proche-Orient. C'est encore aux artisans syriens que l'Occident emprunta l'art de fabriquer le papier et même celui du cuire les sirop. Cette pénétration pacifique eut de durables effets sur le commerce et l'industrie naissante de l'Europe : la draperie transformée, l'Europe initiée à la fabrication du linge, les industries de luxe s'installant et se développant en Occident, la production se diversifiant, la technique se perfectionnant. En réalité une révolution économique bouleversait une société et tout un continent " (Albert Champdor : Saladin, le plus pur héros de l'Islam. Paris 1956).
Et pourtant, comme le fait observer M. Risler, malgré le fait que " la Syrie fut pendant deux siècle, durant les Croisades, un champ de relations étroites entre les Musulmans et les Chrétiens, elle ne vient qu'après la Sicile et surtout l'Espagne au point de vue de l'influence arabe sur l'Occident " (Jaques Risler : La civilisation arabe. Paris, 1956).
Il n'y a rien de surprenant à cela, car la civilisation musulmane se fit connaître en Occident bien avant les Croisades. Son influence s'affirma indépendamment des expéditions militaires de la chrétienté. Elle y pénétra par les voies les plus pacifiques du monde.
" Le contact entre les deux civilisations, la chrétienne et la musulmane, fut prompt) s'établir, en Orient et en Occident, par des voies constantes et normales, qui n'ont rien de mystérieux " écrit le R. P. Asin Palacios. (M. Asin Palacios : Dante y el Islam. Paris, 1927).
Le commerce et les pèlerinages y jouèrent un grand rôle. Le commerce maritime et terrestre entre l'Orient et l'Occident était intense bien avant le XI siècle. Les grandes quantités de monnaies arabes retrouvées jusque dans le Nord de l'Europe, au Danemark, en Angleterre, en Islande, témoignent de l'activité de ces échanges.
Les pèlerinages avaient été établis dès le VIII siècle et certains réunirent jusque à douze mille pèlerins.
Mais c'est surtout par la Sicile, l'Espagne et le Midi de la France, directement soumis à la domination des Sarrasins, que la civilisation de l'Islam pénétra en Europe.
Les Musulmans gouvernèrent la Sicile du IX siècle jusqu à la fin du XI. Ils laissèrent une large autonomie à la population chrétienne. Les impôts étaient plus légers que sous les Grecs ; les moines, les femmes et les enfants en étaient exonérés.
Des méthodes agricoles nouvelles, un système d'irrigation perfectionné, l'introduction de cultures jusqu'alors inconnues, comme celles de l'olivier, du coton et de la canne à sucre, firent de la Sicile un pays prospère. L'extraction de l'argent, du fer, du cuivre, du soufre, du marbre, du granit fut systématiquement réglée. L'industrie de la soie fut introduite avec succès.
La dynastie normande, qui remplaça les Musulmans, régna jusqu'au XIII siècle, sur un pays presque complètement islamisé.
Roger II (1101-1154) dont le règne marque l'apogée de la domination normande, était entouré de Musulmans et de Chrétiens qui, souvent, hésitaient entre les deux religions. Ces courtisans polyglottes étaient également instruits de littérature arabe et de science grecque.
Le roi lui-même était vêtu à l'orientale ; son manteau d'apparat était brodé de lettres arabes ; il avait un harem tout comme un prince de Bagdad ou de Cordoue ; ses ministres, sa garde, ses médecins, ses astrologues, ses cuisiniers étaient musulmans. Le cérémonial de la cour, le sceau, les monnaies portant des signes chrétiens et musulmans et des inscriptions bilingues, reproduisaient des modèles musulmans.
L'académie des sciences et des lettres réunissait des savants de toutes nations et de toutes religions, parmi lesquels le grand géographe arabe Al-Idrissi.

Le droit civil établi par les sarrasins avait été si bien adapté aux besoins du pays que les Normands l'adoptèrent.
La chute de la dynastie normande ne mit pas fin à l'influence des Musulmans. C'est même sous le règne de Frédéric II, roi de Sicile et empereur d'Allemagne (1194-1250), que la cour de Palerme ressemble le plus à une cour musulmane.
Ce grand empereur, aux idées larges et hardies, réunit une quantité imposante de manuscrits arabes en l'Université de Naples, fondée par lui en 1224. Il ordonna des traductions d'Aristote et d'Averroès, dont il envoya des copies à Paris et à Bologne.
Entouré de docteurs, de ministres et d'officiers musulmans, il était en relations suivies avec les plus célèbres savants du monde de l'Islam. Sa remarquable correspondance avec Ibn Sabîn, philosophe sceptique d'Al-Andalus, nous a été conservée.
Frédéric protégeait aussi bien les poètes chrétiens que les poètes musulmans. C'est au contact des troubadours musulmans et suivant leur exemple que les troubadours de la cour de Palerme créèrent la poésie sicilienne, ancêtre de la poésie de la langue italienne.
Mais, quel que fût l'éclat de la cour de Palerme, on ne saurait le comparer à la splendeur de la civilisation de l'Espagne musulmane.
Dès le milieu du IX siècle, la civilisation musulmane prédominait en Espagne. Les espagnoles d'Andalus considéraient la langue arabe comme le seul véhicule des sciences et des lettres. Ses progrès furent tels que les autorités ecclésiastiques avaient dû faire traduire en arabe la collection des canons à l'usage des églises d'Espagne. Jean de Séville se vit dans l'obligation de rédiger en arabe une exposition des Saintes Ecritures.
En même temps, des livres de religions et de droit musulmans étaient traduits en langues romanes, car les deux langues se parlaient couramment sur toute l'étendue de l'Espagne musulmane.
L'Espagne chrétienne reconnaissait, elle aussi, la supériorité des Musulmans. Les chroniqueurs espagnols rapportent que, vers 890, le roi des Asturies, Alphonse le Grand, fit venir de Cordoue deux savants sarrasins pour servir de précepteurs à son fils, héritier présomptif du trône.
Des liens matrimoniaux unissaient souvent les rois de Castille ou d'Aragon à des familles princières musulmanes. C'est ainsi qu'Alphonse VI, conquérant de Tolède, avait épousé la fille du roi de Séville et s'entourait d'une cour de type mauresque.
Il y a lieu de croire que, selon les usages de l'époque, un certain nombre de savants, de chanteurs et de danseuses se trouvaient dans la suite de la princesse.
Alphonse VII et Alphonse le Sage continuèrent la tradition de rapprochement intellectuel christiano-musulman.
C'est sous le règne d'Alphonse VII que l'archevêque de Tolède Raymond et l'archidiacre de Ségovie Gondisalvi fondèrent, en 1130, la fameuse école de traducteurs de Tolède.
Les ouvrages des astronomes, mathématiciens, philosophes, médecins, chimistes, botanistes arabes, transposés en latin, étaient mis à disposition des lettrés de l'Europe.
Selon Renan, la fondation de cette école divise en deux périodes l'histoire scientifique du Moyen Age, l'une antérieur et l'autre postérieur aux traductions de Tolède.
Alphonse le Sage (1252-1284), célèbre par ses travaux astronomiques, fonda une école de latin et d'arabe qui réunissait des maîtres chrétiens et musulmans. Les Sarrasins y étaient surtout appelés comme professeurs de médecine et de science.
La renommé scientifique des Musulmans ne se bornait pas à l'Espagne. Elle s'était répandue au loin en Occident et attirait vers l'Andalus les esprits d'élite.
Ainsi, l'un des hommes les plus remarquables du X siècle, Gerbert D'Aurillac, qui devint le premier pape français, sous le nom de sylvestre II, s'était rendu à Tolède pour achever son instruction. Il y passa trois ans, étudiant les mathématiques, l'astronomie, la géographie et d'autres disciplines sous la direction de docteurs musulmans. Inventeur d'une horloge à roue, constructeur d'orgues hydraulique, fervent de chimie, il produisit sur ses contemporains l'impression d'un être surnaturel. " Ses progrès furent tels, écrit Renaud, qu'à son retour, le vulgaire le prit pour un sorcier " (M. Reynaud : L'invasion des Sarrasins. Paris 1836).
D'autres prélats et savants français, anglais, allemands et italiens avaient fait un séjour plus au moins prolonger dans les universités d'Andalus. Gérard de Crémone, qui traduisit la " Physique " d'Aristote sur des textes arabes, Campanus de Novare, Abélard de Bath, Albert et Daniel de Morley, Michel Scot, Hermann le Dalmate, Hermann l'Allemand et beaucoup d'autres doivent aux Sarrasins l'essentiel de leurs enseignements ; plusieurs d'entre eux le reconnaissent.
Le voisinage de l'Espagne et les relations faciles entre les deux pays ont été un facteur important de l'influence de la civilisation musulmane sur le Midi de la France. Mais, plus importante encore fut la domination directe que les Sarrasins exercèrent pendant plus d'un demi siècle sur la Septimanie, c'est-à-dire sur la vaste région comprise entre la Méditerranée et les Cévennes, les Pyrénées et le Rhône.
" C'est au séjour des Arabes dans cette contrée, écrit Fauriel, qu'il faut attribuer l'introduction dans le Midi de diverses industries, de certains procédés d'agriculture, de certaines machines d'un usage universel comme, par exemple, de celle qui sert à tirer l'eau des puits pour l'irrigation des jardins et des champs, qui toutes sont d'invention arabe. C'est à la même époque et à la même cause qu'il faut rapporter l'habitude longtemps et aujourd'hui encore populaire dans le Midi de la France d'attribuer aux Sarrasins tout ouvrage qui offrait quelque chose de merveilleux, de grandiose, et supposait une puissance d'industrie supérieur à celle des pays, comme les monuments d'architecture, comme aussi les armes, les ouvrages de ciselure et d'orfèvrerie, les étoffes précieuses par le travail ou la matière. Toutes ces choses étaient qualifiées d'œuvre arabine, d'œuvre sarrazinesque, d'œuvre de goût sarrasin " (Fauriel : Histoire de la poésie provençale. Paris, 1846).
L'expulsion des Arabes n'élimina pas leur influence. Les relations entre la France et les Sarrasins continuèrent et, comme le remarque judicieusement M. Reinaud, " leurs effets ont dû être d'autant plus puissants qu'en général , à la différance des anciennes, elles reposaient sur des rapports de commerce et d'amitié ".
Il est nécessaire de mentionner d'autre part le rôle que le judaïsme espagnol et aquitain joua en tant qu'intermédiaire entre la civilisation islamique et la culture chrétienne.
On a dit des Juifs qu'ils furent " interprètes scientifiques des Sarrasins au-delà des Pyrénées ".
En effet, partout où les Arabes pénétraient en conquérants, les Juifs les suivaient en hommes d'affaires. Ils formèrent ainsi, à coté des Arabes, une classe riche et influente dans toutes les villes importantes de la Septimanie. Lorsque ces villes furent reconquises par les Chrétiens, les Juifs ne furent pas expulsés. Avec la souplesse qui les caractérise, ils réussirent à conserver leur situation privilégiée et leur puissance économique.
Des écoles juives s'ouvrirent dans plusieurs villes. Le savant rabbin Benjamin de Tudèle, qui visita le Midi de la France dans la seconde moitié du XII siècle, pour se rendre compte de la situation de ses coreligionnaires, mentionne entre autres les écoles de Narbonne, de Béziers, de Marseille, de Montpellier et de Besançon.
En plus de la religion et de la loi juives, on y enseignait la médecine, l'astronomie, les mathématiques, la philosophie et d'autres sciences empruntées aux Musulmans. L'influence des hommes formés par ces écoles et réputés pour leur érudition et leur richesse était considérable dans la vie intellectuelle du pays.
L'influence théologique arabe, si profonde sur la théologie scolastique du Moyen Age, s'est fait sentir surtout à travers les traductions juives.
Il ne serait, peu être, pas déplacé de rappeler ici, en passant, la dette de gratitude contractée par le judaïsme envers la civilisation musulmane.
On sait que la première grammaire hébraïque fut construite par Yéhuda Ben Qoraish à partir des grammaires arabes et encore maintenant c'est au moyen d'une grammaire décalquée sur la grammaire arabe qu'on apprend en Israël la langue du peuple. (L. Massignon : Ce qu'est la Terre pour les communautés humaines qui demandent la justice. Dans les cahier du Monde nouveau, juin-Juillet 1948).
Le Moyen Age a vu toute une littérature théologique et philosophique écrite par les Juifs en langue arabe. Le grand Maimonide, qui fut si fortement influencé par Ibn Hasm et Ibn Rûchd (Averroès), écrivit son " Guide des égarés " en arabe ; Ibn Gabriol, rénovateur de la poésie hébraïque, composa en arabe son fameux traité philosophique " La fontaine de la vie ".
On pourrai citer un nombre considérable d'autres penseurs juifs aussi représentatifs du Judaïsme qui utilisèrent l'arabe pour leurs œuvres. Bornons nous à nommer Bahya Ibn Paquida et Sa'ida al-Fayyumi.

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