vendredi 11 mai 2007

L'Apogée de la Civilisation Musulmane

Le khalifat abbasides de Bagdad

L'avènement des omeyyades fut considéré, par une partie de l'opinion musulmane, comme une véritable usurpation. Il donna lieu à la scission connue sous le nom de Chiisme. L'Iran en devient la citadelle. La religion ne fut pour rien dans cette division. Il n'y a aucune différence dogmatique entre l'orthodoxie musulmane et le chiisme. L'écart entre les deux doctrines ne portait au début que sur une seule question : celle de la succession au Prophète en tant que Commandeur des croyants. Les chiistes estimaient que cette succession devait revenir à Ali, cousin et gendre du Prophète. Divergence purement politique pour les Arabes ; politique et nationale pour les Iraniens, car l'Imam Hussein, fils d'Ali, assassiné à Kerbela, avait épousé la princesse Bibi Chahrbanou, fille du dernier roi sassanide de Perse Yazdegard III. De ce fait, il était devenu l'héritier légitime de la couronne des Sassanides. La cause de la maison d'Ali se confondait ainsi avec celle de la dynastie nationale de l'Iran. Le sentiment persan trouva dans le chiisme un instrument merveilleux pour l'affirmation de son individualité. Sous des couleurs apparemment religieuses, le peuple iranien défendait son autonomie morale. Luttant pour l'attribution du khalifat à la famille d'Ali, il s'insurgeait en réalité contre l'hégémonie arabe sur le monde de l'Islam. Aussi, lorsque Abou Abbas Safah, arrière petit-fils d'Abbas, oncle du Prophète, se souleva contre les Omeyyades, au nom des droits des Alides, toute la Perse se trouva-t-elle à ses cotés. Proclamé khalife dans la grande mosquée de Merv, c'est à la tête des troupes du Khorâssan, province essentiellement iranienne, qu'Abou Abbas triompha du khalife Merwan II, quatorzième et dernier souverain de la dynastie omeyyade d'Orient. Mais la chute des Omeyyades ne profita pas aux descendants d'Ali. Les Abbassides s'emparèrent du pouvoir et le gardèrent pour eux-mêmes. Rien ne prouve mieux les origines politiques du chiisme persan que l'attitude observée par les Iraniens à l'égard de cette nouvelle usurpation. La victoire des Abbassides fut remportée avec l'appui prépondérant des forces persanes. Pour être complète et durable, elle devait s'appuyer sur l'élément iranien. La nouvelle dynastie, quoique arabe et orthodoxe, avait partie liée avec le nationalisme persan. Les iraniens ne manquèrent pas d'exploiter à fond cette situation. La cause de la maison d'Ali, pour laquelle ils avaient milité avec tant d'ardeur au cours des années précédentes fut vite oubliée. Les divergences pseudo-religieuses pesèrent si peu sur la conscience des Iraniens que ces schismatiques devinrent bientôt le soutien principal de la nouvelle orthodoxie abbassides, bien plus rigide que celle des Omeyyades. Dès lors il n'y avait plus d'obstacle à ce que l'influence persane s'exerçât librement sur la monarchie des Abbassides. En effet, le long règne de cette dynastie est caractérisé par la prépondérance marquée des Iraniens sur les autres peuples de l'Empire. Imitant l'exemple des Omeyyades, qui avaient transféré la capitale de l'Etat Musulman de Médine à Damas, pour être dans un milieu favorable à leurs desseins, les Abbassides, eux aussi, fondèrent une nouvelle capitale, en tenant compte de l'évolution de l'Empire et des intérêts de leur maison. Bagdad, dont la construction fut commencée, en 762, par al Mansûr, deuxième khalife de la dynastie, est située sur le Tigre, en Babylonie, près des anciennes capitales sassanides de Ctésiphon et de Séleucie, à une égale distance de l'Arabie et de la Perse, les deux pays où le khalifat puisera dorénavant ses forces vitales. L'emplacement exact de la ville fut déterminé par des considérations stratégiques et climatiques. Al Mansûr choisit la position de Bagdad parce qu'il la jugea facile à défendre et un climat sain, dit M. Carra de Vaux. L'emplacement était protégé par l'Euphrate et des canaux dérivés de ce fleuve. Quand le khalife avait été le reconnaître il y avait des moines qui lui en avaient vanté l'air, les eaux et le climat. Il y fit creuser les lignes des murailles et les principales places et il posa lui-même la première pierre. La ville avait quatre portes donnant accès aux rues principales ; elles étaient voûtées en ogive et surmontées de pavillons dans lesquels s'ouvraient des baies également ogivales et d'où la vue s'étendait sur tout le pays environnant. De la porte de Khorassan, regardant à l'est, on dominait la vallée du Tigre ; cette porte était appelée aussi porte de la Félicité parce que la fortune des Abbassides avait commencé dans le khorassan. Les autres regardaient la Syrie, Kûfah et Basra. (Carra de Vaux : Les penseurs de l'Islam. Paris 1921). Une destinée merveilleuse fut réservée à la ville d'Al Mansûr. Très vite elle devint non seulement la plus grande et la plus brillante cité de l'Orient, mais du monde entier. Pendant trois siècles, elle gardera son rang. Sous Haroun al-Rachid, la population de Bagdad dépassera deux millions et demi. Pour donner une idée du degré de civilisation matérielle de l'Etat et de la capitale abbasside à cette époque, nous emprunterons à l'Emir Chékib Arselan, éminent historien arabe, la description qui suit : " …Bagdad nageait dans le luxe. On aurait cru que toutes les beautés de l'univers s'y étaient données rendez-vous. Il s'y trouvait des bazars pour tous les articles. La population se disputait les meilleurs sortes de vases, d'objet d'art, de perles, de diamants, d'armes, de meubles, d'ustensiles, de machines, les pages, les domestiques, les eunuques, les esclaves blanches, noires et jaunes. Il y avait aussi des chanteuses, qui avaient un marché spécial pour elles, où l'on rencontrait des chanteuses professionnelles, noires, grecques, géorgienne, circassiennes, etc. Ces cantatrices portaient des vêtements élégamment brodés, des bandes sur lesquelles étaient inscrites des formules de joies, telles que " Celui qui sera pour nous, nous serons pour lui ", ou des vers : " Tu m'as tuée par ton amour, ô tyran, Dieu sera juge entre nous ", ou " Ce n'est pas la teinte qui ornerait ma main ; la beauté de ma main est l'ornement de toute teinte. Les habitants de la capitale abbasside ornaient leurs salons d'or et couvraient les murs d'étoffes à desseins en relief. Ils avaient le goût des fleurs et des plantes exotiques qu'ils faisaient venir surtout des Indes et qu'ils plantaient dans leurs immenses jardins. Un seul de ces jardins d'agréments pouvait coûter dix mille dinars. Ils achetaient les plus belles et les plus délicieuses musiciennes, les plus ravissantes femmes de chambre, les meilleures cuisinières. Ils dégustaient les aliments les mieux préparés ; ils se procuraient le gibier avant sa saison, les fruits avant leur temps, à n'importe quel prix. Ils se faisaient parfumer avec tout espèces de musc, d'ambre et d'autres parfums agréable. Leurs salons était presque toujours encensés par la combustion des résines aromatiques, parce que le nez aussi avait besoin d'être charmé autant que la bouche, les yeux et les oreilles…Bagdad recevait les vases et les vaisselles des Indes, les liqueurs d'Ispahan et de Chiraz ; du Khorassan, elle recevait le fer ; de Kermân, le plomb ; du Cachemire, les toiles ; de la Chine, le musc, les bois aromatiques, les rideaux, les selles, la porcelaine, etc. ; du Yémen, les plantes odorantes ; de la Perse, les armes ; d'Aidab (port du littoral égyptien de la Mer Rouge) et de l'île de Bahreïn, les perles ; du Japon, l'or et l'ébène ; du Sind, les cannes à lance, le camphre, les vêtements de coton, les vêtements de soie, les éléphants ; de l'île de Ceylan, le diamant ; de la Grèce, du mastic, du cuir, les pages pour le service ; de la Russie, les peaux de renard et les fourrures ; de Syrie et de Mossoul, les étoffes de soie et la mousseline… Quand aux revenus de l'Empire abbaside, les versions sont différentes, mais toutes s'accordent pour dire qu'ils atteignaient des chiffres fantastiques. La version la plus vraisemblable est que le trésor khalifal du temps de Haroun al-Rachid recevait annuellement sept mille quintaux d'or ; chaque quintal d'or était évalué à 30.000 dinars. (L'Emir Chékib Arslan : la splendeur de Bagdad du temps des Khalifes. Dans la " Nation Arabe " - 1938. N° 20-21).

Cet état florissant des finances permit aux Abbassides d'entreprendre de grands travaux d'utilité publique. Des routes sillonnèrent l'empire dans toutes les directions ; des relais de chevaux furent établis, des caravansérails construits. Le long de l'interminable trajet de la soif, de Bagdad à la Mecque, des citernes furent creusées. Des hôpitaux, des mosquées, des écoles s'élevèrent partout dans les villes. L'agriculture et l'industrie prirent un grand essor. Les campagnes de l'Irak, qu'on appelait " Sawad " (mot provenant d'Aswad : noir) à cause de la végétation vert foncé qui couvrait le pays, connurent une prospérité fabuleuse. Les fruits et les fleurs de Perse, grâce à une culture habile, acquirent leur célébrité proverbiale. Les vins de Chiraz et d'Ispahan se répandirent dans toute l'Asie et furent l'objet d'un commerce très actif. Les mines de fer de Khorassan, les mines de plomb du Kermân, les marbres du Taurus, le bitume, le naphte, la terre à porcelaine, les dépôts de sel gemme, de soufre, etc., furent exploiter d'une façon méthodique. L'épanouissement des lettres, des sciences et des arts accompagna les progrès de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. " L'architecture et la musique furent cultivés avec zèle, la peinture et la sculpture étaient arrêtées dans leur essor par le Coran, qui interdit la représentation, soit des figures humaines, soit des images de la divinité, mais elle reçurent d'autres applications. Un nombre considérable de monuments magnifiques s'élevèrent dans les principales villes, à Bagdad, à Mossoul, à Basra, à Racca dans la Mésopotamie, à Samarkand. Quand aux études littéraires, la passion avec laquelle les Arabes s'y adonnèrent dépasse même celle que manifesta l'Europe à l'époque de la Renaissance. Les meilleurs écrits de la langue grecque furent immédiatement traduit : une école d'interprètes s'ouvrit à Bagdad sous la direction d'un médecin nestorien ; un revenu de quinze mille dinars fut affecté à un collège où six mille élèves de toute conditions puisèrent une instruction gratuite ; des bibliothèques furent fondées, l'accès en fut ouvert à tout le monde et ces établissement furent agrandis de siècle en siècle par des princes dont quelques-uns, à l'exemple d'Al-Mamûn, assistaient aux cours publics des professeurs ; la langue arabe se propagea dans toutes les parties de l'Asie et détrôna définitivement les idiomes anciens ; elle se plia aux exigence d'une nomenclature nouvelle ; les mathématiques brillèrent d'un éclat sans égale ; l'astronomie s'enrichit de découvertes importantes ; on construisit des observatoires munis d'instruments, dont la grandeur étonne l'imagination. Il y eut des hôpitaux pour l'instruction des médecins qui, avant d'exercer leur profession, devaient subir plusieurs examens ; il y eut également des laboratoires pour les pharmaciens, qui découvrirent de nouvelles plantes médicinales et des remèdes inconnus jusque-là… Les Abbassides auteur de ce mouvement intellectuel si merveilleux, virent l'école de Bagdad briller du plus vif éclat pendant près de deux cents ans, plus fortunés que Charlemagne, qui voulut tirer ses peuples de la barbarie en s'appuyant sur les plus savants hommes de l'Occident, mais dont l'œuvre périt avec lui. " (L.A. Sédillot : Histoire des Arabes. Paris 1854). En voici un autre témoignage, moderne celui-ci : " Pendant toute la première partie du Moyen Age, écrit Philip Hitti, nul peuple n'a apporté au progrès humain une contribution aussi importante que celle des Arabes, si nous comprenons sous ce vocable tous les peuples de langue arabe et non seulement les natifs de la péninsule arabique…Pendant des siècles la langue arabe a été celle de la science, de la culture et du progrès intellectuel pour l'ensemble du monde civilisé, exception faite de l'Extrême-Orient. Du Ixe au XIIe siècle l'arabe a produit plus d'œuvres philosophiques, médicales, historiques, astronomiques et géographique que toute autre langue humaine " (Philip K. Hitti : Précis d'Histoire des Arabes. Payot. Paris 1950). En parlant de la civilisation musulmane à l'époque des Abbassides, il est impossible d'ignorer le rôle personnel des souverains de cette illustre maison. Celui d'Al-Mansûr, fondateurs de Bagdad, du célèbre Haroun Al-Rachid, popularisé par les contes des Mille et une nuits et de son fils al-Mamûn furent particulièrement importants. Quelques faits se rapportant à leurs règnes, quelques traits de leurs caractères ne seront pas inutiles pour l'illustration et la compréhension de l'œuvre civilisatrice accomplie sous cette dynastie. Al-Mansûr (754-775), le second khalife abbaside, fut un souverain sage et énergique. Grand bâtisseur, il fonda Bagdad, construisit la puissante citadelle de Râfikah, renforça les défenses de Kufah et de Basra. Ami des sciences et des arts, il protégea les savants et les artistes. La littérature, l'histoire, le droit et la médecine connurent sous son règne un essor remarquable. Les grands jurisconsultes de l'Islam, Abû Hanifa et Anas Ibn Mâlik, fondateurs des rites qui portent leurs noms vécurent et enseignèrent sous son règne. Lettré lui-même et doué d'une rare curiosité scientifique, al-Mansûr avait une prédilection pour l'astronomie et l'astrologie, qui en était inséparable à cette époque. Un historien raconte que, dans une réunion de savant qui avait lieu chez lui, la conversation tomba sur les khalifes omeyyades et les causes de leur chute. Al-Mansûr en critiqua plusieurs, loua Hicham, fils d'Abd al-Malik, et ajouta : " Les premiers d'entre eux gouvernèrent d'une main ferme l'empire que Dieu leur avait soumis ; ils surent contenir, protéger et défendre les Etats que Dieu leur avait confiés, parce qu'ils se maintinrent dans une sphère élevée et qu'ils évitèrent toute action vulgaire, mais leurs fils, perdus de luxe et de vices, n'eurent d'autres pensées en arrivant au pouvoir que d'enfreindre les lois divines pour s'adonner à tous les plaisirs…Ils traitèrent à la légère Dieu et la souveraineté, et Dieu les rendit incapables de régner ". Ce jugement profond et juste est bien caractéristique de la personnalité morale de ce grand prince. Haroun Al-Rachid (786-809) fut le petit-fils d'Al-Mansûr. " Doué des meilleures qualités, dit Mr Sédillot, brave, magnanime, il eut souvent la force de résister aux entraînements du despotisme pour n'écouter que la voix de la raison. Chargé de gouverner, sans aucune espèce de contrôle, un empire immense dont les habitants exécutaient sans murmure les moindres décisions de sa volonté, il ne fut pas écrasé du fardeau des affaires publiques, et sut faire du bonheur de ses sujets le principal mobile de ses actions " Les récits de la splendeur du règne de ce khalife défrayèrent toutes les chroniques de son temps. " Lorsque Haroun Al-Rachid célébra son mariage avec sa cousine Zobéida, raconte l'Emir Chékib Arslan, il fit faire un festin sans précédent dans l'histoire. Il y fit don de vaisselles d'or remplies d'argent et de vaisselles d'argents remplies d'or. Il distribua des pièces de musc et d'ambre à profusion. Ce jour là, le (Beit al mal), c'est-à-dire le trésor impérial, eut à dépenser un million de dirhams. Zobéida se para d'un manteau tout en perles que les connaisseurs ne pouvaient estimer. On dit qu'elle portait tant de pierres précieuses qu'elle ne pouvait marcher… Cette princesse n'était pourtant pas absorbée par le luxe et le faste sans consacrer une partie de ses rentes aux œuvres de bienfaisance. Elle fit construire une magnifique mosquée sur le bord du Tigre, qu'on appelait " Masjid Zobéida " et une autre mosquée entre la porte du Khorassan et l'avenue de Dar Errakik. C'est elle qui fit creuser le puit qui porte jusqu'aujourd'hui son nom, au Hedjaz, et y fit venir l'eau d'Arafa jusqu'à la Mecque.

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