vendredi 11 mai 2007

La Poésie Arabe

Aucun peuple n'a été plus sensible que les Arabes à la beauté de l'expression verbale des sentiments et de la pensée ; aucun ne s'est voué avec plus de ferveur au noble jeu des mots et n'a porté à un plus haut degré de virtuosité la magie de la parole et l'art de la versification.
" le nombre de leurs poètes, dit Viardot, est prodigieux ; tout homme adonné aux travaux de l'esprit, fut-il astronome, médecin, chimiste, joignait à son talent spécial le talent général de poète. Faire des vers était pour eux une occupation presque familière et leurs entretiens mêmes étaient souvent mêlés d'improvisations que rendait possible l'extrême richesse d'une langue dont le dictionnaire (celui d'Al-Firuzabady) ne comptait pas moins de soixante volumes et portait pour titre l'Océan (Quamous) comme si ce mot eût pu seul exprimer l'immensité du sujet. L'auteur anonyme d'une histoire de la poésie française, publiée en 1717, n'hésite point à dire que l'Arabie seule a produit plus de poètes que le reste du monde " (Viardot : Essai sur l'histoire des Arabes et des Maures d'Espagne. Paris, 1833)
la passion pour la poésie se manifesta chez les Arabes bien avant l'avènement de l'Islam. Il était d'usage, dans l'Arabie antéislamique, où la vie se passait en guerre et razzias perpétuelles entre tribus, d'observer annuellement une période de paix et de réconciliation. Cette sorte de " trêve de Dieu " était religieusement respectée. On pouvait alors s'adonner en toute sécurité aux occupations de la paix. C'est au cours de cette trêve qu'avait lieu le pèlerinage annuel au sanctuaire de la Kaaba et que se tenait la célèbre foire d'Okaz. Pendant un mois, elle devenait le centre brillant et animé de toute l'Arabie. Les chefs de tribus, les riches marchands, les poètes ambulants, les pèlerins innombrables y accouraient de tous les coins du vaste pays. On y échangeait des marchandises de toute nature, mais surtout on y échangeait des idées. Ce peuple guerrier, doué d'un esprit vif et d'une imagination si fertile, s'y adonnait à cœur joie aux joutes oratoires et aux tournois de poètes.
Là, sous une tente somptueuse, siégeait un jury composé des plus illustres poètes arabes. il écoutait les poèmes que les concurrents récitaient à tour de rôle et prononçait so verdict. Le poème couronné était calligraphié en lettres d'or sur un superbe tissu de chanvre ou sur un papyrus et suspendu au sanctuaire de la Kaaba.
Ces poésies, ainsi affichées à l'admiration publique, portaient le nom de " mo'allakats " (" suspendues "). Les mo'allakats qui nous sont parvenues nous donnent une haute idée de la perfection à laquelle la poésie arabe était déjà arrivée a cette époque lointaine. Elles nous obliges à réviser le jugement traditionnel porté sur l'Arabie antéislamique par les Arabes eux mêmes, qui avaient appelé cette époque : temps de la " Djahiliya ", c'est-à-dire de l'ignorance.
" Il suffit de rappeler les immortels Mo'allakats, écrit E. Montet, ces chefs-d'œuvre de la poésie arabe païenne, et de citer les noms de ces merveilleux poètes antérieurs à l'Islam, Imrû Kâis, Tarafa, Zoheir, Antara, etc., pour donner à la tradition le démenti le plus éclatant. Non, ce n'était pas un temps d'ignorance, l'époque où la littérature arabe s'affirmait d'une manière aussi brillante, dans une langue aussi parfaite " (E. Montet : Préface à la traduction du Coran. Paris, 1929).
De cette pléiade de poètes remarquables, un nom surtout nous est familier, c'est celui d'Antara, personnification des vertus chevaleresques du paladin du désert, héros populaire du cycle épique qui porte son nom.
C'est de lui que Mohammed a dit : " Le seul Bédouin que sa réputation m'eut fait désirer voir c'est Antara ".
Antara Ibn Chaddad vécut au milieu de VI siècle. Il était mulâtre, fils d'une esclave abyssine. Il passa sa vie à guerroyer pour la plus grande gloire de sa tribu d'Abs et périt au combat. En des vers enflammés, que des générations de Bédouins ne cessèrent dès lors de chanter et chantent encore de nos jours, il célébra les hauts faits d'armes et les ivresses de la bataille.
" Nous tournoyions comme la meule tourne sur son axe, tandis que nos sabres s'écrasaient sur la tête des combattants…
Que de fois j'ai laissé étendu sur la poussière le mari d'une femme très belle en lui ouvrant les veines du cou par une blessure semblable à une lèvre fendue !
Ma main le prévenait par un coup rapide et son sang coulait rouge comme du suc du dragonnier.
Fille de Malik, que n'interroges-tu les cavaliers, si tu ignores les exploits ?
(Ils te dirons que) je suis toujours monté sur un cheval vigoureux et de haute taille, couvert de cicatrices et contre lequel les guerriers ne cessent de se succéder.
Tantôt, il charge les ennemis armés de lances, tantôt il fond sur les porteurs d'arcs au cordes tendues.
Quiconque a été témoin d'une bataille te dira que je me précipite dans la mêlée, mais je me retire au moment du partage du butin " (E. Montet : Ibid).
Mais, aussi et surtout, Antara chanta l'amour éthéré et sublime, où la sensualité perce à peine, où la femme, à l'égal d'une divinité, est une source pure de beauté et de perfection.
Le sujet des qasidas, odes monorimes des Mo'allakats, reste limité à quelques thèmes obligatoires traités selon des règles rigides.
Une qasida devait commencer par l'évocation de la tristesse du campement abandonné et rappeler le souvenir de ceux qui étaient partis à la recherche de nouveaux pâturages ; elle continuait par la description des majestueux paysages du désert, des sables mouvants, striés par les vents impétueux ou mouchetés par les pluies rares, du ciel embrasé par les feux du levant ou apaisé par la fraîcheur des nuits constellées, du jeu perpétuel des nuages, du murmure des palmiers… Elle abordait ensuite la partie romanesque de la pièce, la partie amoureuse. Le poète chantait les charmes de l'objet de son adoration, il se plaignait de la cruauté de la belle, insensible aux tourments de la passion qui le déchirait. Puis venait le récit des pérégrinations pénibles dans l'immensité du désert, des rencontres de guerriers, et l'exaltation du chameau et du cheval, nobles compagnons et amis fidèles du nomade. Le tout se terminait par le panégyrique du prince ou du mécène auquel la poésie était dédiée et dont l'auteur attendait une généreuse récompense.
Une telle poésie, qui reflète l'état social peu évolué de l'Arabie antéislamique, manque peut-être quelque peu de variété. Inspirée surtout par les émotions élémentaires du nomade en présence d'une nature grandiose, elle se meut dans un cercle restreint. Mais, par la noblesse de son style simple, concis et puissant, par le mâle vigueur de ses hymnes guerriers, par la délicatesse pudique de ses chants d'amour, cette poésie se place certainement parmi les meilleures productions du génie poétique humain.
Les Arabes considèrent à juste titre cette période de leur littérature comme une époque classique.
Au temps du Prophète et des quatre premiers Khalifes, la poésie arabe conserve les caractères de la période antéislamique. Elle revêt les mêmes formes et s'inspire des même thèmes. Mais les auteurs de cette période sont généralement inférieurs à leurs prédécesseurs. L'un d'entre eux, Labid, doit pourtant être cité parmi les meilleurs poètes arabes. une partie de son œuvre est antérieure à l'Islam. Une de ses odes figure parmi les Mo'allakats ; selon Noldeke, cette ode est l'une des plus belles réussites de la poésie arabe.
Labid (Ibn Rabia ibn Akid), né vers l'an 560, mourut au début du khalifat de Moawia, ayant largement dépassé le centenaire. Il vint à l'Islam assez tardivement, séduit par la beauté morale de la nouvelle religion et par l'élévation de ses conceptions sociales.

Labid excelle dans la description des scènes de chasse et de vie pastorale. Le thème de l'amour occupe dans sa poésie une place relativement modeste. Voici un passage, extrait de sa Mo'allakat, qui nous montre avec quelle mélancolie résignée il le traite.
" Ton cœur, ô Labid, brûle pour les belles voyageuses de cette tribu…Mais pourquoi te rappeler encore le souvenir de Nawara ? Elle a fui loin de toi et les liens qui te l'attachaient ont tous été rompus. L'infidèle descendante de Narra a établi sa demeure à Faid. Hâte toi de rompre tout engagement avec celle dont l'attachement est sujet à l'inconstance ".
Labid écrivait des élégies exquises et désabusées sur le néant de la vie et la fragilité de l'existence humaine : " L'âme n'est qu'une flamme légère ; après s'être élevée en l'air, elle se convertit bientôt en cendre ", dit-il, pleurant la mort de son frère.
Il est impossible, parlant du temps de Mohammed, de ne pas mentionner Hassan Ibn Thabît de Médine. Il fut l'un des premiers poètes à chanter la gloire et les sucés de l'Islam naissant. Il vécut dans l'entourage de Mohammed et fut chargé de répondre aux louanges des poètes qui participaient aux délégations envoyées par les tribus pour faire acte de soumission au Prophète.
L'avènement des Omeyyades et le déplacement de la capitale de l'Empire de Médine à Damas marquent une nouvelle époque dans la littérature musulmane. Le transfert du centre de l'Islam du Hedjaz en Syrie, dans un milieu tout imprégné de la vieille civilisation gréco-syrienne, produisit une très forte impression sur l'imagination des Arabes. le contraste entre les coutumes patriarcales du désert et la vie raffinée des citadins était trop frappant ; il devait nécessairement provoquer un profond changement dans la manière de penser et de sentir des nouveaux maîtres du pays.
Les lettres arabes en portent la trace. On sent que les poètes de cette époque éprouvent le besoin instinctif d'un art plus varié, plus raffiné, qui puisse répondre aux exigences d'une vie intérieur plus riche.
Les ponts ne sont pourtant pas coupés avec le passé. Les vieilles odes des bédouins sont encore en honneur. On les imite volontiers. Cependant, une poésie de circonstance, née des conditions de vie nouvelle, fait déjà son apparition. Elle reflète des horizons intellectuels plus larges, des conceptions esthétiques plus complexes. Elle gagne aussi en diversité. Mais elle perd en sincérité et en puissance. La pose et l'affectation l'emportent parfois sur l'élan spontané du sentiment. Le style direct et prenant des Mo'allakats fait souvent place à un ton maniéré d'où une certaine mièvrerie n'est pas exclue.
On dirait qu'à cette nouvelle poésie citadine, malgré sa virtuosité et la richesse prodigieuse de son vocabulaire, le grand air vivifiant du désert fait défaut.
L'époque des Omeyyades a donné naissance à trois poètes de grande valeur : Al Akhtal, Farazdaq et Djarir.
Tous trois sont surtout des panégyristes et des satiriques. Tous trois manient avec une adresse consommée le dithyrambe hyperbolique et excellent dans l'art envenimé de l'épigramme. Ils célèbrent les princes et les mécènes qui les protégent et couvrent d'invectives leurs adversaires. Ils ne manquent pas non plus l'occasion de s'injurier réciproquement, car une rivalité féroce divisait ces trois poètes d'une inspiration analogue et d'une valeur à peu près égale.
" Le siècle qui va de l'avènement d'Al-Mansûr à l'assassinat d'Al-Mûtawakkil (754-861) laissa une impression qui ne s'effaça plus, écrit Ernest Renan. Les Sassanides étaient bien dépassés. A l'éclat de leur domination, les Abbassides avaient joint un esprit, une finesse, un abandon, une familiarité qui ne s'étaient jamais vu chez le souverains d'Orient. Des dons que l'esprit arabe n'avait pas encore manifesté à ce point, se révélèrent. La conversation devint le plaisir suprême. Les nuances les plus exquises du ton de l'homme du monde furent observées, décrétées, analysées. La théorie de l'art se vit poussée à ses dernières finesses ". (E. Renan : Les prairies d'or dans Mélanges d'histoire et de voyage. Paris, 1878).
C'est cette société raffiné que reflète la période la plus brillante des lettres arabes, période qui s'étant du début de X siècle jusqu'à la fin du khalifat abbasside (1250) et que l'on a qualifiée de néoclassique.
La langue arabe, déjà si souple et si riche au temps des Mo'allakats, atteint à cette époque l'apogée de sa pérfection. Voici en quels termes Victor Bérard qualifie le parler arabe de ce temps :
" Le plus riche, le plus simple, le plus fort, le plus délicat, le plus solide, le plus flexible, le plus chatoyant des parlers humains, trésor féerique où la verve des générations entassa les plus prodigieuses collections de métaphores, de délicatesses, de politesses, d'arabesques audacieuses, subtiles ou splendides " (Victor Bérard : Le Sultan, l'Islam et les Puissances).
Il est difficile, croyons-nous, d'aller plus loin dans l'éloge de l'instrument merveilleux qui fut celui des poètes du néoclassicisme arabe.
Les noms d'Abû Tammam, d'Al-Bûhtûri, d'Abû l'Ala al-Maâri et surtout celui d'Al-Mûtanabbi illustrent cette époque.

Al-Mûtanabbi :

Al-Mûtanabbi (Abu Tayib Ibn Al-Hussein) est un poète dont l'œuvre fut à la fois très exaltée et très discutée de son vivant. A partir du XI siècle, sa réputation est définitivement établie. Il est considéré comme l'un des plus grand, sinon le plus grand des poètes de langue arabe. L'influence qu'il exerça sur la littérature arabe et, par elle, sur les lettres persanes et turques, fut particulièrement importante et durable.
Sa vie, elle aussi, ne fut pas banale. Fils d'un porteur d'eau, Mûtanabbi naquit à Kufa. Il y fit ses premières études et se signala de bonne heure par une mémoire prodigieuse et son goût prononcé pour la poésie. Commis chez un libraire, il eut l'occasion de satisfaire sa curiosité intellectuelle par l'étude approfondie des auteurs. Dès cette époque, il subit les influences chiites qui présidèrent à sa formation religieuse et philosophique et éveillèrent en lui le goût de l'apostolat.
Des troubles survenus à Kufa décidèrent la famille de Mûtanabbi à quitter la ville et à se réfugier dans le désert. Elle y resta deux ans. Ces années furent décisives pour la destinée de Mûtanabbi. C'est au contact des Bédouins, véritables détenteurs des trésors de la langue et maîtres innés de la prosodie arabe, qu'il acquit l'incomparable richesse de son vocabulaire et sa virtuosité de versificateur.
Aucune école livresque n'aurait pu lui donner cette maîtrise du style qui fut plus tard son orgueil de poète et la source intarissable de l'admiration de ses commentateurs.
C'est aussi dans le désert, dans la solitude de ses immenses plaines silencieuses, que les penchants mystiques de son âme ardente s'exacerbèrent. Il eut des vision prophétiques et se crut appelé à fonder une religion nouvelle.
Sa prédication eut du succès. Le gouvernement crut nécessaire de sévir. Une expédition militaire fut envoyée contre lui et ses sécateurs. Défait et emprisonné, Mûtanabbi ne put recouvrer sa liberté qu'après avoir abjuré ses erreurs et reconnu la vérité de l'Islam.
La captivité fut propice à l'épanouissement de son talent. Son style s'affermit ; il bouscule les canons poétiques dans anciens. Mûtanabbi acquiert cette manière personnelle qui deviendra le modèle des générations futures.
Sorti de prison, il végète quelque temps à l'ombre de mécènes de second ordre. En 948, la chance lui sourit ; il s'introduit à la cour des Hamdanides d'Alep. L'émir Seif ed-Dowla lui accorde sa faveur. Les poèmes composés en l'honneur de ce prince immortalisèrent son nom.
Mûtanabbi passa une dizaine d'années heureuses à la cour d'Alep. Une violente dispute littéraire avec le philosophe Ibn Khalawâih l'en écarta. Offensé par la protection que l'émir accorda à son adversaire, le poète tenta de se créer une situation en Egypte, puis à Bagdad et, enfin, à Chiraz où il trouva l'ambiance qu'il cherchait. C'est sur la route du retour de Chiraz, non loin de Basra, que le poète fut assailli et tué par des Bédouins pillards.
Mûtanabbi a connu, durant tout le Moyen Age, et jusqu'aux temps modernes, une vogue extraordinaire d'un bout à l'autre de l'Empire de l'Islam.
Les critique musulmanes ont vanté la richesse et la virtuosité de sa versification autant que la variété et la profondeur de sa pensée : " La rime est soumise à son empire et les idées sont ses esclaves ", disaient-ils.
Al-Hâtini a écrit un traité où il a mis en parallèle un grand nombre de pensées d'Aristote et des vers de Mûtanabbi, d'inspiration analogue.
" Si Mûtanabbi a connu les œuvres d'Aristote, dit-il, et si ses vers n'en sont que la traduction, le mérite du poète est grand d'avoir trouvé une telle parure à la pensée du philosophe grec ; s'il ne les a pas connues, son mérite est double ".
Encore de nos jours, il est rare que, dans une réunion de lettrés musulmans, on puisse traiter un sujet quelconque sans citer des vers appropriés de Mûtanabbi.
Plus de cinq cents de ses maximes sont passées en proverbes. On les emploie dans le langage courant sans penser à leur auteurs. En voici quelques spécimens :
" Si les âmes sont trop grandes, elles fatiguent le corps ".
" L'homme d'esprit est malheureux dans son savoir ; l'ignorant est heureux dans son ignorance ".
" Ceux qui ont beaucoup vécu commencent à voir. Que la vie n'est qu'un mensonge paré du manteau de la vérité ".
" Il est bon de tenir ses yeux baissés. Mais il ne convient jamais d'abaisser son cœur ".
" Quand tu donnes, on croirait que tu es l'ennemi des richesses. Quand tu marche au combat, on dirait que tu es amoureux de la mort ".
" Comment peut-on comparer les visages des citadines les plus jolies. A ceux des fières Bédouines. La beauté de la ville est faite de fards. Celle de la nature est spontanée ".
" Est-il utiles d'écrire à un ennemi, si l'inscription n'est pas faite sur une lame bien aiguisée ? ".
Certains critiques arabes ont prétendu que les qualités de moralistes l'emportent, chez Mûtanabbi, sur celles de l'artiste.
Il est possible que ce fut l'avis du poète lui-même. On assure qu'il dit un jour : " Abû Tammam et moi, nous somme des penseurs. Le vrai poète, c'est al-Bûhtûri ".
D'autres estiment qu'Abû Tammam est supérieur à Mûtanabbi par la puissance et l'ampleur du verbe, et Al-Maarri par la profondeur et l'originalité de la pensée.
Ce sont toutefois des jugements de puristes. Pour la grande masse des lettrés, Mûtanabbi reste l'aboutissement et l'expression même du néoclassicisme abbasside. L'œuvre brillante et complexe du poète paraît justifier ce verdict populaire. En effet, nul ne sut concilier avec autant de plénitude les divers courants de la poésie arabe, personne ne donna une synthèse aussi puissante de la noble simplicité de l'époque héroïque des Mo'allakts et de la recherche de raffinement, d'excentricité même des temps nouveaux.
Certes, fils de son siècle, Mûtanabbi est sensible à toutes les parures, à tous les artifices de l'art moderne. Il en use abondamment. Mais cet art décadent ne le séduit pas. Son cœur est épris des temps révolus de la vieille poésie des Bédouins. C'est à elle que vont ses préférences. Son œuvre en porte la marque. Le souffle puissant des Mo'allakts la traverse.
Le " Bédouinisme " de Mûtanabbi n'est pas de l'archaïsme ; c'est une communion intime avec le monde idéal de la race, dont il reflète et interprète les aspirations éternelles.
La civilisation des grandes villes n'a pas réussi à tuer, dans le cœur de l'Arabe, la nostalgie du désert ancestral. L'appel de ses étendues illimitées, brûlées par le soleil implacable, balayées par des vents impétueux, émeut l'âme du plus enraciné des citadins.
" Comment peut-on comparer les visages des citadines les plus jolies à ceux des fières bédouines. La beauté de la ville est faite de fards, celle de la nature est spontanée " écrit Mûtanabbi.
Voyageurs infatigable, amant des espaces infinis, guerrier intrépide, magicien de la parole, tel fut de tout temps le type même du poète rêvé par l'imagination arabe.
Certes, les sonorités claironnantes de ces poèmes héroïques, les métaphores hardies, mes comparaisons hyperboliques qui les parsèment peuvent paraître quelque peu démesurées au goût occidental.
Dans nos climats modéré, sous nos cieux brumeux, nous goûtons mieux la simplicité et le charme du naturel. L'ordre et la mesure conviennent à nos sentiments policés.
Il en est autrement en Orient. Sous le ciel ardent, la lumière aveuglante, les senteurs enivrantes embrasent les imaginations, exaspèrent les passions. La nature excessive engendre des sentiments excessifs et porte leur expression au paroxysme. Le débordement du pathétique, la profusion des images splendides, l'accumulation des richesses ornementales, loin de laisser les Orientaux, charment leur goût du merveilleux. Leur soif de beauté est insatiable ; ils ne croient pas qu'on puisse en abuser.
L'œuvre de Mûtanabbi attira de bonne heure l'attention des orientalistes et des amateurs de poésie orientale. Von Hammer, dans sa traduction des poèmes de Mûtanabbi, parue à Vienne en 1823, l'appelle le plus grand des poètes arabes.
Jules Mohl le qualifie de meilleur interprète du goût et des sentiments des Arabes musulmans, aussi représentatif pour la période islamique de la littérature arabe que le sont les Mo'allakats pour la période antéislamique.

Al-Maarrit :

Abû Al-Alâ Al-Maarri, poète aveugle de Maarrat, est une des figures les plus, expressives et originales des lettres musulmanes. Dernier grand poète de l'époque abbasside, il a revêtu de la splendeur de ses vers harmonieux une pensée profondément pessimistes et sceptique.
Issu d'une famille de lettrés d'origine yéménite, Ahmed Ibn Abdullah Abû Al-Alâ naquit à Maarrat en Noman en Syrie, en 979. Atteint de la variole à l'age de quatre ans, il perdit un œil. Quelque temps, après, il perdit l'autre. Ce malheur ne l'empêcha pas de recevoir une instruction très poussée. Son père, dont le poète perpétua plus tard la mémoire dans une très belle élégie, n'épargna rien pour l'éducation de son fils infirme.
Abû Al-Alâ fit ses études à Alep, Tripoli et Antioche. Grâce à une mémoire extraordinaire, il acquit une érudition rarement dépassée. Sa vocation poétique se révéla de bonne heure. Il paraît qu'il voulut d'abord devenir panégyriste professionnel. Mais il sentit bientôt que sa fierté intransigeante ne saurait s'accommoder du rôle lucratif mais humiliant de flatteur de cour salarié.
Jusqu'à l'age de 30 ans, Abû Al-Alâ vécut modestement dans sa ville de Maarrat. Sa réputation sa savant et de poète était déjà grande et il attirait à lui de nombreux disciples.
Les poèmes, élégies et autres pièces de cette période, réunis dans le " Sakt Az Zand " (les étincelles du briquet), témoignent d'une maîtrise remarquable ; c'est à eux, surtout qu'Al-Maarri est redevable de sa gloire en Orient.
Et pourtant, c'est la partie la moins originale de son œuvre. Elle est entièrement écrite selon la manière de Mûtanabbi pour qui Abû Al-Alâ professait une vive admiration.
En 1010, le poète se rendit à Bagdad. Ce séjour dans la capitale eut pour conséquence un changement radicale dans les idées d'Abû Al-Alâ et l'affirmation de sa puissante personnalité de penseur.
On attribue généralement l'évolution du poète aux influences qu'il dut subir dans l'entourage d'Abû Salam Al-Basra. Ce docte directeur de la Grande bibliothèque de Bagdad avait l'habitude de réunir chez lui, tous les vendredis, une brillante société de lettrés, très affranchis des liens de l'orthodoxie. Libres penseurs de toutes nuances, rationalistes, matérialistes s'y livraient à des débats passionnés. Abû Al-Alâ devint un habitué de ces réunions. Mais la nouvelle d'une grave maladie de sa mère le rappela soudain. Il arriva trop tard pour recueillir le dernier souffle de celle qu'il avait tendrement aimée. Il ne s'en consola jamais. Les vers attristés que le poète consacra à la mémoire de sa mère comptent parmi les plus belles de ses élégies.
Cette mort affecta profondément Abû Al-Alâ ; elle détermina sa décision de se retirer du monde. Depuis lord, il vécut en ascète dans une caverne, couvert d'un manteau rugueux, se contenant d'un morceau de pain, de quelques fruits et d'eau fraiche. D'où le surnom de " Rahn al-mahbasain ", le double prisonnier, qu'on lui donne parfois, allusion à sa double solitude d'aveugle et d'ermite. Cependant, il était devenu riche et puissant. Le poète voyageur persan Nasir-i-Khosrow, qui visita Maarrat en 1047, rapporte que le poète exerçait alors une autorité absolue dans la ville et possédait une grande fortune qu'il distribuait aux pauvres. Sa renommée s'était largement répandue dans tous les pays de l'Islam. La considération dont il jouissait était telle que, lorsque Salih Ibn Madras assiégea Maarrat, il consentit à lever le siège de la ville et faire grâce à ses habitants par respect pour Abû Al-Alâ.
Le poète demeura dans sa ville natale jusqu'à sa mort qui survint en l'an 1058. il était âgé de 80 ans.
Pauvre en événements extérieurs, la vie d'Al-Maarri fut remplie d'une activité intellectuelle intense. Sa cécité enrichit la vie intérieure du poète et aiguisa sa sensibilité naturelle.
De son œuvre fort considérable, c'est surtout le " Lûzûm ma lam Yalzam " (ce qui signifie contrainte facultative. Ce titre provient de la difficulté vaincue d'une double ou triple rime dont l'emploi n'est pas obligatoire), généralement connu sous le nom de " Lûzûmiyat ", qui attira sur lui l'attention des orientalistes européens.
Le baron Von Kremer, qui a consacré des études importantes et fort élogieuses à l'œuvre poétique et philosophique d'Al-Maarri, a donné un compte rendu de cet ouvrage. (Culturgeschichte des Orients, Vol II, et Stizungsberichte der Wien. Akad, 1888, Vol CXVII).
" Abû Al-Alâ y apparaît, dit l'orientaliste anglais bien connu, A.R. Nicholson, comme un penseur singul ièrement hardi et original ainsi qu'un moraliste élevé ".
Le sujet du Lûzûmiyat est très vaste. Les problèmes les plus importants de la vie y sont traités avec une entière liberté d'esprit. Aucune entrave dogmatique ne gêne l'auteur lorsqu'il aborde la question religieuse, comme aucune crainte ne l'arrête lorsqu'il dénonce les abus politiques et sociaux de son siècle.
Un autre ouvrage remarquable, et qui fut l'objet d'intéressants travaux de Don Miguel Asin Palacios (M.Asin Palacios : La escatologia musulmana en la Divina Comedia et Dante y el Islam), sur les sources musulmanes de la " Divine Comédie ", est le Rissalat al Ghûfran (Message de pardon).
C'est une épître en prose rimée ; l'auteur y décrit une visite au monde des ombres et des entretiens avec des personnages divers, surtout des écrivains, qui peuplent le Paradis et l'Enfer.
Don Miguel a relevé la similitude de certaines rencontres, l'analogie de certains thèmes de conversation de la Divine Comédie et du Rissalat al Ghûfran, entre autre le dialogue entre le voyageur d'Al-Maarri et Adam sur la langue que ce dernier parlait au Paradis.
L'éminent arabisant souligne que les deux légendes se distinguent de récits mystiques analogues par le caractère du personnage principale : le visiteur de l'Au-delà n'est pas un prophète ou un saint illuminé, mais un simple mortel, un pécheur.
Les personnages épisodiques d'Al-Maarri sont aussi, en majorité, des pécheurs ou des infidèles repentants, tout comme dans le voyage dantesque.
Pour les deux poètes, la description de l'autre monde n'est qu'un prétexte pour présenter une galerie de héros légendaire ou de figures historiques, groupés au Paradis ou dans l'Enfer. Enfin, de même que Al-Maarri, suivant ses goûts littéraires, place au Ciel des hommes connu pour leur impiété ou leur vie libertine.
Notons en passant que, d'après le R. P. Asin Palacios, la pensée de Dante fut influencée, encore plus que par Maarri, par l'eschatologie de l'Islam, très connue dans l'Europe médiévale, et par les œuvres du grand mystique de l'Espagne musulmane, Ibn Arabi.
Dans son ensemble, le Rissalat al Ghûfran peut être considéré comme une très audacieuse parodie des idées musulmanes sur la vie dans l'Au-Delà. On y trouve aussi une foule de digressions scientifiques et des réflexions aigues sur les croyances des Zindiks ou libres penseurs musulmans, avec des citations de plusieurs spécimens de leurs poésie.

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