vendredi 11 mai 2007

La Civilisation Musulmane

Il est un fait historiquement établi, incontestable, qu'à partir du VIIIe siècle et jusqu'au milieu du XIIIe siècle, les pays de l'Islam sont les plus civilisés de l'Europe et de l'Asie Antérieure.
Bagdad et Cordoue sont, à cette époque, les villes les plus opulentes, où les richesses du monde affluent, où le négoce est actif, les métiers prospères.
Elles sont, aussi et surtout, des centres d'une vie intellectuelle intense, foyers lumineux de civilisation, où une floraison incomparable des sciences, des arts et de la littérature attire les savants et les artistes de tous les coins de l'univers.
Si la valeur morale d'une civilisation s'exprime par son œuvre créatrice, par la richesse de son apport dans le domaine de l'esprit et les progrès matériels réalisés, force nous est de reconnaître que les cinq premiers siècles de l'Islam furent une des plus grandes époques de l'histoire universelle.
Cet épanouissement de vie spirituelle s'explique aisément par l'énergie et le goût de l'action que la révolution musulmane comportait, par les brillantes qualités intellectuelles et artistiques des Arabes et des Persans, qui furent l'avant de la civilisation de l'Islam et, enfin et surtout, par l'attitude de la religion musulmane à l'égard des sciences.
Voici quelques versets du Coran qui illustrent cette attitude :
" Celui à qui a été donné la science a obtenu un grand bien. " (Coran II. 272).
" Ceux qui savent sont-ils comparables à ceux qui ne savent pas ? " (Coran XXXIX. 12).
" L'aveugle n'est pas comparable à celui qui voit, il en est de même des ténébres et de la lumière, de l'ombre et de la chaleur. " (Coran XXXV. 20).
" Parcourez la terre et voyez comment Dieu a produit la création " (Coran XXIX. 19).
" A ceux qui sont fermes dans la connaissance nous donnerons une récompense magnifique. " (Coran IV. 162).
Plus d'une fois le Coran revient sur la connaissance intellectuelle des choses (ilm) qui doit guider le croyant dans la vie. Il l'oppose au (Hawa) l'instinct irraisonné qui pousse le pécheur à sa perte. Multiples sont les hadiths qui exaltent la science et encouragent les fidèles à s'instruire.
S'instruire est un devoir pour chaque Musulman et chaque Musulmane " affirme le Prophète.
" Cherchez la science, du berceau jusqu'au tombeau ". (Hadith)
" Recherchez la science, même si vous deviez aller en Chine pour la trouver ". (Hadith)
" Les savants sont les héritiers des prophètes " (Hadith)
" Celui qui aime Dieu comprend la religion par les sciences et, pour acquérir les sciences, il faut étudier. " (Hadith).
" Il ne faut pas que l'ignorant garde son ignorance et il ne faut pas que le savant garde pour lui seul sa science. "
Prenez la sagesse sans vous inquiéter du récipient qui le contient ".
" Qui s'engage dans la voie de l'étude, Dieu le conduit dans la voie du Paradis ".
Abû Zor rapporte, qu'interrogé sur la valeur respective des études et de la dévotion le Prophète a répondu : " Assister aux leçons d'un savant est plus méritoire que de faire mille génuflexions, que de visiter mille malades, que de suivre mille enterrements ". On lui demanda : " Ô, Prophète de Dieu, serait-ce plus méritoire que de lire le Coran ? " ; et Mohammed répondit : " Le Coran pourrait-il servir sans la science ? ".
Terminant ces citations par une sentence admirable d'Ali, quatrième khalife, cousin et gendre du Prophète : " La science est l'ouaille égarée du Musulman. Reprends-la, serait-ce chez les Mécréants. "
Une telle profession de foi dans les bienfaits des sciences devrait passer sans commentaires.
Certains adversaires de l'Islam ont prétendu cependant que la religion musulmane constituait un obstacle au progrès scientifique et même à l'instruction.
Ernest Renan lui-même, a cru pouvoir donner son appui momentané à cette thèse, mais un observateur aussi avisé et aussi subtil ne pouvait rester sur une affirmation tellement contraire aux témoignages les plus authentiques de l'histoire.
Au cours de la conférence même, faite à la Sorbonne le 29 mars 1883, pour démontrer l'incompatibilité de l'Islam avec la science, le grand écrivain se trouva dans l'obligation de reconnaître, et l'état prospère des sciences dans les pays musulmans, au cours de plusieurs siècles, et l'influence durable que les penseurs musulmans ont exercée sur l'Europe au cours du Moyen Age :
Oui, de l'an 775, à peu près, jusque vers le milieu du treizième siècle, c'est-à-dire pendant 500 ans, constate Renan, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. Dès le onzième siècle, Constantin l'Africain est supérieur en connaissance à son temps et à son pays, parce qu'il a reçu une éducation musulmane. De 1130 à 1150 un collège actif de traducteurs, établi à Tolède sous le patronage de l'archevêque Raymond, fait traduire en latin les ouvrages les plus importants de la science arabe. Dès les premières années du treizième siècle, l'Aristote arabe fait dans l'université de Paris son entrée triomphale ".
Renan déplore ensuite le bigotisme ignorant des Byzantins, qui a empêché la civilisation antique, dont ils étaient dépositaires, de pénétrer directement en Occident :
" Ah ! si les Byzantins avaient voulu être gardiens moins jaloux des trésors qu'à ce moment ils ne lisaient guère ; si, dès le huitième ou le neuvième siècle, il y avait eu des Bessarion et des Lascaris ! On n'aurait pas eu besoin de ce détour étrange qui fit que la science grecque nous arriva au douzième siècle, en passant par la Syrie, par Bagdad, par Cordoue, par Tolède. "
On pourrait longuement épiloguer sur ce " si " désabusé de l'illustre écrivain.
La conférence de Renan eut un retentissement considérable à l'époque. Elle provoqua une remarquable lettre de Djamel ed-Dine Afghani, penseur et homme politique musulman bien connu, dans le " Journal des Débat ". Le Mufti de Kazan, Akhound Bajazitov lui consacra tout un livre.
Cette conférence, qui marque de curieuses défaillances d'un esprit aussi pénétrant et lucide que Renan, suscita une observation intéressante de Gustave Le Bon.

La Doctrine de L'Islam

Si tel est l'Islam, ne sommes-nous pas tous Musulmans ? (Goethe)


Rarement religion fut aussi méconnue et dénaturée que l'Islam ; rarement préjugés aussi grotesques et calomnies aussi éhontées ont trouvé autant de crédit auprès du grand public européen, que ceux qui ont été répandus sur Mohammed ( Mahomet ) et son enseignement. Le souvenir confus des luttes que l'Occident chrétien a soutenues contre l'Orient musulman a entaché et entache encore les jugements sur l'islam. Que de fables insensés courent sur le Prophète, que des mythes absurdes sur l'intolérance et le fanatisme musulmans sont acceptés comme des dogmes indiscutables. Quelques écrivains célèbres et arabisants de mérite avaient essayé, il est vrai, de rendre justice à l'islam. Leurs tentatives n'ont pas eu beaucoup de succès. La grande masse des lecteurs continue d'ignorer à peu près tout de la personne du Prophète, de sa religion et de la brillante civilisation qui exerça une si large influence sur la civilisation occidentale. Qu'il nous soit donc permis de citer une page de Lamartine sur le Prophète, en guise d'introduction à cet aperçus rapide de la doctrine de l'islam. " Jamais, dit le grand poète, homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, restaurer l'idée rationnelle et sainte de la divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l'idolâtrie… jamais homme n'accomplit en moins de temps une si immense et durable révolution dans le monde, puisque moins de deux siècles après sa prédication, l'Islam, prêché et armé, régnait sur les trois Arabies, conquérait à l'Unité de Dieu la Perse, le Khorasan, la Transoxiane, l'Inde occidentale, la Syrie, l'Egypte, l'Ethiopie, tout le continent connu de l'Afrique septentrionale, plusieurs îles de la méditerranée, l'Espagne et une partie de la Gaule. Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures de génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n'ont remué que des armes, des lois, des empires ; ils n'ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d'hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué de plus, des idées, des croyances, des âmes. Il a fondé sur un livre, dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes races, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel…Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d'idées, restaurateur de dogmes rationnels, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet. A toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand… " (Lamartine : Histoire de la Turquie. Paris 1854). Il serait téméraire d'essayer d'ajouter quoi que ce soit à ce portrait du Prophète, tracé par Lamartine. Pour la meilleur compréhension de l'Islam, il est néanmoins nécessaire, tout en rendant l'hommage dû à la grandeur du Messager de la religion musulmane, d'insister sur la place relativement modeste que tient la personne du Prophète dans la doctrine de l'Islam. Simple mortel, Mohammed n'a jamais prétendu à un rôle autre que celui d'annonciateur du Verbe de Dieu. " Je ne suis pas un innovateur parmi les Apôtres. Je ne fais que suivre ce qui m'a été révélé ; je ne suis qu'un avertisseur sincère " dit le Prophète. (Coran XLVI, 8). Jamais il n'a cherché à passer pour un saint ni à paraître sans péchés. Un verset du Coran s'adresse à Mohammed dans les termes suivants : " Que Dieu te pardonne tes péchés anciens et récents et qu'il te rende parfaite Sa Grâce en toi et qu'il te guide sur la voie droite. " (Coran XLVIII, 2). Il est tout à fait inexact d'appeler, comme le fait la terminologie courante, les adeptes de l'Islam d'après le nom du Prophète. Les termes " mahométans ", " Mohammedaner " etc., traduisent le terme " chrétien " et créent une confusion qui dénature l'essence même de l'Islam. L'impropriété de l'expression relève de la substance même des deux religions. La base du Christianisme réside essentiellement dans le fait de l'Incarnation et de la Rédemption. La religion chrétienne est fondée sur la Personne même de Dieu-Homme, perpétuée par l'Eucharistie et le Corps Mystique. Le Christ fait partie du principe Divin, qui revêt un aspect trinitaire. Le terme " chrétien " est donc justifié ; il est à sa place. Il n'en est pas de même du mot " mahométan ", car l'essence religieuse de l'Islam n'est pas liée à un événement, mais à une idée, l'idée de Dieu Unique. Dans l'Islam, le principe Divin est indivisible et transcendant. L'idée de Dieu individualisé, de Dieu incarné est contraire à la conception rigide du monothéisme musulman. Le rôle du Prophète n'est que celui d'un intermédiaire, élu parmi les mortels pour transmettre à l'humanité le Verbe Divin. Pour le Chrétien, c'est le Christ, vivant dans l'Eucharistie, qui est le Verbe Divin, et non le Nouveau Testament. Pour le Musulman, c'est le Coran qui est la Parole de Dieu. Le Prophète n'est qu'un simple messager.

L'Islam appartient au groupe des religions révélées. Monothéiste, comme le Judaïsme et le Christianisme, il conçoit l'Univers comme une création volontaire d'un Etre absolu, incréé. Le Dieu d'Abraham, de Moise, de Jésus et de Mohammed est Un. Il se révèle comme Personne distincte du monde créé. Cette conception de la divinité est en opposition avec la perspective métaphysique des religions de l'Asie : l'Hindouisme, le Bouddhisme, le Taoïsme. Pour celles-ci l'Univers est l'émanation d'un principe suprême. Une volonté personnelle n'a pas présidé à sa création. Dieu et l'Univers forment la Réalité primordiale non manifestée. Les fondements religieux de l'Islam sont le Coran et la Sûnna. C'est sur eux que reposent la théologie et le droit des musulmans. Le Coran est le livre sacré des musulmans. Il contient tous les principes religieux de l'Islam et dicte sa théologie. Il est aussi le fondement du code civil et politique qui règle la vie social et le statut personnel des croyants. Le Coran a le même caractère légiste que l'Ancien Testament. La Sûnna, qui signifie littéralement la voie, le chemin, est l'ensemble des actes, des décisions et des paroles du Prophète. C'est la loi traditionnelle de l'Islam. Elle s'applique aux cas qui ne sont pas expressément prévus et sanctionnés par le Coran. " La Sûnna explique le Coran et l'éclaircit ", dit Ahmed Ibn Hanbal, fondateur de l'une des quatre écoles juridiques de l'Islam. Mais toutes les dispositions prophétiques ne déterminent une obligation définitive quelconque qu'à la condition qu'elle revêtent le caractère d'une révélation expresse ou implicite. A l'appui de ce texte, voici cette parole du prophète lui-même : " Si je vous commande quelque chose de mon propre chef, je ne suis qu'un mortel, mais lorsque je Vous rapporte quelque chose de Dieu, retenez-le, car je ne saurai mentir sur le compte de Dieu " (Sahihe Muslim). La Sûnna s'exprime dans les Hadiths. Ce sont des récits concernant les actes et les paroles du Prophète. Rapportés par des témoins véridiques. Il y en a plusieurs recueils. Selon les croyances musulmanes, la révélation du Coran fut faite à Mohammed dans la nuit sacrée d'al Qadr. En cette nuit, ou se fixèrent les destinées des hommes, le Prophète reçut la révélation de la parole Divine, éternelle et incréée. Il répandit la bonne nouvelle et l'avertissement par fragments et à des intervalles divers. Les détracteurs de l'Islam révèlent le caractère " opportuniste " du livre sacré de l'Islam et lui reprochent d'avoir été composé au fur et à mesure de nécessités du moment, s'adaptant aux besoins et aux intérêts de l'Islam. Ils insistent sur un certain désordre et sur les répétitions du Coran. Il serait équitable de reconnaître que de telles critiques ont été adressées aux autres livres sacrés, qui ont précédé le Coran et qui, eux aussi, ont été rédigés et publiés longtemps après la prédication de leurs messagers. En effet, les révélations du Prophète furent souvent écrites sur le premier objet venu. Beaucoup de sentences prophétiques se sont conservées uniquement dans la mémoire de ceux qui les avaient entendues et furent enregistrées plus tard. La rédaction officielle du Coran est de plusieurs années postérieure à Mohammed. Elle ne fut établie et adopté qu'en 651, sous le Khalife Otmane Ibn Afane, troisième successeur du Prophète. Une commission, présidée par Zeid Ibn Thabit, un des premiers compagnons de Mohammed, son secrétaire et successivement secrétaire des trois premiers Khalifes, était chargée de réunir et de contrôler les textes épars et d'en tirer une édition définitive. Dès que cette tache fut accomplie, on brûla les autres textes afin d'éviter des discussions stériles et peut-être dangereuses. Troisième et dernière religion monothéiste, l'Islam se situe dans la tradition abrahamique, à la suite de Judaïsme et du Christianisme. Plus d'une fois, Mohammed a déclaré qu'il n'était pas venu fonder une religion nouvelle, mais pour restaurer et propager en langue arabe la religion d'Abraham, de Moise, et de Jésus. " Rien ne t'est dit, Mohammed, qui n'ait été dit aux Apôtres qui t'ont précédé. " (Coran, XLI, 43). " Dieu a institué pour vous une religion qu'il avait établie pour Noé. C'est celle que nous t'avons révélée et que nous avions établie pour Abraham, pour Moïse et pour Jésus. " (Coran, XLII, 11). " Sur les pas d'autres prophètes, nous avons envoyé Jésus, fils de Marie, pour confirmer le Pentateuque ; nous lui avons donné l'Evangile, qui contient aussi la direction et l'avertissement pour ceux qui craignent Dieu. " (Coran, V, 50). Ce qui distingue l'Islam et lui assure une place particulière dans la lignée des religions monothéistes c'est l'accent impérieux de son affirmation de la transcendance et de l'unité de Dieu. C'est son refus de consentir la moindre concession à la pureté de sa doctrine unitaire. " Al-Tawhid ". " Dieu est Un, Dieu se suffit, il n'a pas engendré, et il n'a pas été engendré, et personne n'est égal à Lui " (Coran CXII) dit le Coran. Etre transcendant, insondable, inconnaissable, indivisible, Dieu est au-delà de tout ce que l'homme puisse concevoir, " Rien ne Lui est comparable " (Coran, LVII, 11). Tout " les beaux noms " Lui sont applicables, sans pouvoir définir son essence. La démarcation entre Dieu, Principe Eternel et immuable et le monde de changements et de multiplicités est si nettement tranchée dans l'Islam que toute idée susceptible de conduire l'esprit à la confusion entre l'Absolu et le contingent, le Transcendant et le tangible, est proprement intolérable à la foi musulmane. De ces prémices spirituelles découlent les similitudes et les divergences de l'Islam avec le Judaïsme et le Christianisme, auxquels il reproche d'avoir dévié de l'enseignement authentique de Moïse et du Christ. Certes, par son monothéisme rigide le judaïsme est très proche de l'Islam. L'appel solennel : " Ecoute Israël ! L'Eternel est notre Dieu. L'Eternel est Un ", pourrait être adressé aux Musulmans. Mais le Dieu " clément et miséricordieux " de l'Islam n'est pas le Dieu exclusif et jaloux d'Israël, qui sépare son peuple des autres peuples par une multitude d'observances et d'interdictions rigoureuses, afin de préserver la pureté de la race élue.

Du Christianisme, par contre, l'Islam n'accepte ni la divinité du Christ, ni le dogme de la Trinité, ni celui du péché originel. Il refuse également les dogmes d'Incarnation et de Rédemption. " Le Messie, fils de Marie, n'était qu'un apôtre. Il y a eu d'autres apôtres. La mère de Jésus était sincère et droite. Marie et Jésus étaient des êtres humains. " (Coran, V, 79). La stricte doctrine de l'Unité interdit aux musulmans d'accepter le dogme de la Sainte Trinité. " Ô vous, peuple du livre, ne dépassez pas la mesure dans votre religion et ne dites sur Dieu que la vérité. Ne dites pas : Trois. Abstenez-vous-en. Cela serait meilleur pour vous. Dieu n'est qu'un seul Dieu. Gloire a Lui. Comment aurait-il un fils ? C'est à Lui qu'appartient ce qui est dans les cieux et ce qui est sur terre. Dieu suffit comme Patron. " (Coran, IV, 169). Dans la croyance en un Dieu unique en trois personnes, l'Islam voit une contradiction interne, que toutes les subtilités théologiques et les interprétations ésotériques ne réussissent à concilier. La substitution de la notion de mystère à une explication intelligible n'est pas convaincante pour le musulman. Lorsqu'il fait un rapprochement entre le Christianisme et les autres croyances, avec l'antique religion égyptienne, par exemple, laquelle comporte, elle aussi , sa triade d'Ammon-Râ, dieu père, de la déesse mère Sekhmet et du dieu fils Khnos, le musulman pense à une déviation polythéiste. En ce qui concerne le pêché originel, la position de l'Islam est très nette. Dans de nombreux versets, le Coran affirme avec force le principe de la responsabilité personnelle. " Celui qui commet un acte coupable ne le commet qu'à son détriment " (Coran, IV, 3) ; " Celui qui suit la lumière agit à son propre avantage ; celui qui s'égare dans les ténèbres ne le fait qu'à sa perte ; nul ne portera le fardeau d'autrui ". (Coran, CXVII, 5). La notion du pêché originel et de la Rédemption, par le sacrifice de Dieu incarné, heurte la conscience musulmane sur le plan métaphysique et sur le plan humain. L'idée de Dieu se faisant homme est contraire à sa conception de la transcendance divine. Le musulman refuse la tentation d'unir le divin et l'humain dans une seule réalité. Il y voit la survivance du mythe antique de Dieu mis à mort et ressuscité, que l'on trouve aussi bien dans la mythologie grecque que dans la religion égyptienne. Le rachat du genre humain rendu responsable du pêché d'Adam, ancêtre lointain, par le sacrifice d'un Innocent lui parait être incompatible aussi bien avec la justice divine qu'avec la justice humaine. En comparant le Christianisme et l'Islam, Gustave le Bon a pu dire : " Quand on réduit le Coran à ses dogmes principaux, on voit que l'Islam peut être considéré comme une forme simplifiée du Christianisme. Il en diffère cependant sur bien des points, et notamment sur un point fondamental : son monothéisme absolu. Son Dieu unique plane au-dessus des choses sans aucun entourage de saints ou de personnages quelconques dont la vénération s'impose. L'Islam peut revendiquer l'honneur d'avoir été la première religion qui ait introduit le monothéisme pur dans le monde ". (G. Le Bon : La civilisation des Arabes. Paris 1884). C'est de ce monothéisme radicale et intransigeant que dérive la pureté doctrinale de l'Islam, l'ordonnance architecturale de sa conception de l'univers, sa simplicité séduisante. Extrêmement facile à comprendre, l'Islam ne présente à ses fidèles aucun mystère, aucune contradiction. Rien dans l'enseignement du Prophète ne rebute l'entendement humain, rien ne heurte le bon sens commun. L'idéalisme le plus élevé est allié au réalisme le plus positif. Un Dieu unique, un Dieu juste et bienveillant à adorer, quelques préceptes simples et faciles à observer : la purification par des ablutions fréquentes, la prière quotidienne à heures fixes, l'aumône, le jeune au mois de Ramadan et le pèlerinage à la Mecque pour ceux qui peuvent financièrement et physiquement. Le Paradis comme récompense pour les méritants ; l'Enfer comme châtiment pour les pervers. La profession de foi, nette et claire, tient en trois lignes ; " in extremis ", elle peut être réduite à la simple formule : " Il n'y a d'autre Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète ". Pas de sacerdoce, pas d'organisation ecclésiastique. Chaque musulman est son propre prêtre, chacun a le droit de présider à la prière. Pas d'intermédiaire entre Dieu et l'homme, pas d'intercesseurs. " Vous n'avez pas de patron ni d'intercesseurs à coté de Lui " (Coran, XXXII, 3). Seuls, comptent la foi sincère et les actes du croyant. Mais les actes ne valent que par leurs intentions. " Celui qui ne renonce ni à mentir ni à pratiquer les œuvres de mensonge, Dieu n'a pas besoin de son jeûne " (Hadith). " Ce n'est pas piété que de tourner son visage du coté du Levant ou du Couchant. Pieux est celui qui croit en Dieu et au jour dernier, aux anges, aux Ecritures, aux prophètes, qui pour l'amour de Dieu, donne de son avoir à son prochain, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs et à ceux qui demandent, qui rachète les captifs, observe la prière, fait l'aumône rituelle, tient ses engagements, est patient dans l'adversité et en temps de violence. " (Coran, II, 179). " La chair et le sang des victimes ne montent pas jusqu'à Dieu, mais votre piété monte vers Lui. " (Coran, XXII, 38). Le Coran n'impose pas au croyant des devoirs qui pourraient dépasser ses forces. Le prophète n'approuve ni la vie monastique ni les macérations ; il déconseille les dures pénitences comme tous les excès quels qu'il soient. Les malades, les voyageurs ne sont pas tenus d'observer strictement le culte. " Il (Dieu) sait qu'il y parmi vous des malades, que d'autres parcourent la terre à la recherche de la Grâce de Dieu, que d'autres combattent dans le sentier de Dieu. Lisez donc ce qui est facile dans le Coran et levez-vous pour la prière ; donnez l'aumône… " (Coran, LXXIII, 20). Le culte du Seigneur ne doit pas être un fardeau, mais un apaisement de l'âme, une joie spirituelle. La tradition rapporte qu'un jour on demanda au Prophète pourquoi il souriait en priant. Il répondit : " Vous voyez sur mon visage le signe de la joie qui est en moi lorsque je prie ". La prédication musulmane fit une réalité vivante de l'abstraction plus ou moins vague et lointaine qu'avait été l'idée monothéiste en Arabie. Jamais homme ne ressentit la présence de Dieu avec autant de force et de certitude, ne fit sa soumission à la volonté divine avec autant d'abnégation. Jamais religion ne s'empara si complètement de la personne du croyant, n'exerça sur lui une emprise aussi décisive. En effet, les cas d'abjuration sont tout à fait exceptionnels dans l'Islam. " Lorsque les Arabes d'Espagne furent vaincus par les Chrétiens, ils préférèrent se laisser tuer ou expulser jusqu'au dernier, plutôt que de changer de culte " (G. Le Bon). L'acceptation tranquille des vicissitudes de la vie, et de la mort, est un des traits les plus caractéristiques de l'attitude morale du vrai musulman. Certes l'homme selon l'Islam est " nu et sans défense " devant Dieu et sa confrontation solitaire avec son Créateur, en dehors de toute médiation, de toute intercession ne manque pas de grandeur émouvante. Mais le croyant sait que Dieu est " plus proche de lui que de son artère jugulaire ", qu'Il n'est ni courroucé ni vindicatif, qu'Il aime faire grâce, que " Sa clémence l'emporte sur sa rigueur ". Devant le Créateur, le croyant est donc plein d'humilité mais aussi de confiance. Il le sait ami de Sa création. " Ô mon Dieu, dit le prophète, c'est en Toi que je me réfugie de ma faiblesse, de mon insuffisance, Ô Toi le plus Miséricordieux, le Souverain des faibles, Tu es mon Seigneur. A quel autre pourrai-je m'adresser ? Si Tu n'es pas contre moi, que m'importe le reste. " (Hadith). On a cherché à discréditer cette quiétude d'esprit musulmane en invoquant le soi-disant " fatalisme de l'Islam ". Ce reproche parait peu fondé. Sans s'arrêter sur le fait que le déterminisme scientifique, qui est un autre mot pour désigner la même chose, est à la base des recherches des savants modernes, on peut avancer que le Coran n'est certainement pas plus fataliste que les autres livres sacrés. D'ailleurs, ce fameux fatalisme musulman, qui est demeuré en lieu commun, ne trouve pas dans le Coran des fondements aussi absolus qu'on le croit couramment. Au fait, quelle est la position de l'Islam devant le problème du libre arbitre ? Ce problème, l'un des plus ardus qui se soit posés à l'entendement humain, préoccupa beaucoup les théologiens et les philosophes musulmans. Il provoqua d'après discussions entre les différents courants de la pensée islamique. Ici nous tacherons de résumer brièvement les fondements métaphysiques de la liberté selon la foi de l'Islam.

La doctrine musulmane traita de la liberté en fonction des rapports de l'homme à Dieu. Elle chercha et trouva ses fondements métaphysiques dans le pacte primordial qui, dès les débuts de l'humanité, lie la créature à son Créateur. Il est dit dans le Coran qu'au jour de la création, Dieu proposa la foi libre aux montagnes et aux anges. Mais les montagnes furent saisies de tremblements et se fendirent, effrayées par l'énormité de la responsabilité offerte, car la liberté porte comme corollaire la tentation du refus et de la rébellion, comprend la faculté d'opter pour ou contre Dieu. Les anges, ces pures créatures de lumière, dont la seul vocation est la glorification de Dieu, se récusèrent aussi. Seul Adam, à qui Dieu donna la vision autonome de la nature des êtres et des choses, ce que les Musulmans désignent par la connaissance des " Noms ", accepta le don sublime du Créateur et, dans la plénitude de sa liberté, fit son choix et se reconnut esclave de Dieu. Ainsi, dès l'aube de la création, l'homme se trouve engagé envers Dieu par un pacte solennel d'allégeance qui l'oblige à une soumission totale à la volonté Divine. Mais cette servitude n'est ni morne résignation, ni obéissance passive. L'esclavage métaphysique ainsi accepté porte en lui sa récompense. Il est la cause de l'absolue liberté terrestre de l'homme. Esclave de Dieu seul, il échappe à toute les servitudes à l'égard des êtres et des choses. C'est là l'origine de l'éminente dignité de l'homme qui lui valut d'être placé au-dessus de toute création et d'être sacré vicaire de Dieu sur la terre. C'est là aussi l'origine de autres libertés qui lui furent octroyées par le Créateur. " Pour que l'homme puisse persister dans l'accomplissement de ses devoirs envers son Divin Maître, Dieu lui conféra ensuite le droit de disposer de lui-même, comme bon lui semble, et le droit d'user, comme bon lui semble, des choses du monde extérieur. " (Al-Mawerdi : Le droit de Khalifat. Edition Leroux. Paris 1925). Lorsqu'on fait abstraction de ses origines, la liberté se réduit finalement à la faculté de choix que nous possédons, sur le plan spirituel, d'accepter les lois qui conditionnent notre vie extérieure et intérieure, ou de les refuser. Le refus, c'est la révolte de Lucifer. L'acceptation, c'est la voie de l'Islam. Sur cette faculté de choix insistèrent surtout les défenseurs de la raison et du libre arbitre, les Mû'tazilites, l'homme affirmèrent-ils, est libre, puisque Dieu nous a ordonné de promouvoir le Bien et d'écarter le Mal. En accordant à l'homme le don insigne de la raison pour discerner le Bien et le Mal, Dieu lui donna en même temps, la liberté de " faire ou de ne pas faire ". De toute façon, dans son rapport avec les faits de la nature externe et interne, la volonté humaine apparaît à travers le Coran comme libre et autonome. " Son indépendance absolue s'en suit-elle nécessairement ? De ce qu'aucune créature n'a de pouvoir contraignant sur elle, faut-il conclure que l'Auteur même de la nature reste étranger à notre activité ? Le problème métaphysique de la prédestination reste entier " (Le Cheikh, Dr. M. A. Draz : La morale du Coran. Presses Universitaire de France. 1951). Ce problème a donné naissance à toute une littérature théologique et continue encore à fournir sujet à discussion. La croyance à la prédestination fait, sans doute, partie du dogme musulman, mais elle n'exclut pas le principe du libre choix des actions et de la responsabilité qu'implique ce choix. Le terme " prédestination " est interprété par l'orthodoxie musulmane dans le sens de préscience divine. Elle n'implique pas nécessairement l'intervention de Dieu dans toutes les actions humaines. " Dieu a créé d'après un plan établi toutes les énergies de l'Univers, y compris notre faculté de vouloir ; Il sait d'avance comment chacune d'elles va fonctionnement et quels sont les événements qui vont se produire, mais il n'est pas dit, si, oui ou non, Dieu intervient dans le fonctionnement de toutes ces forces une fois mises en marches. C'est dans ce second sens seulement qu'on peut dire que toute la pensée arabe, à quelques exceptions près, est prédestinationiste ", remarque le Cheikh Draz. Il manquerait un trait essentiel à cet aperçus rapide de la doctrine musulmane, si nous ne mentionnions, ne fut-ce qu'en quelques mots, le coté social de l'Islam. Ici encore, la position de l'Islam est intermédiaire entre celles, irrémédiablement opposées, du judaïsme et du Christianisme. Le Christianisme primitif, on le sait, se désintéressa volontairement de ce " monde maudit ". Rendant à César ce qui est à César, il ne se préoccupa que de ce qui est dû à Dieu. " Mon royaume n'est pas de ce monde " avait dit le Christ (Jean, 18 ; 36). Cette parole détermina la conception chrétienne du salut, qui est affaire purement individuelle. Un Chrétien peut se réaliser chrétiennement dans une île isolée. Les ascètes, les anachorètes crurent trouver les conditions les meilleures pour le salut de l'âme dans la solitude du désert. Une telle attitude spirituelle porte en elle le détachement du social et du politique, jugés non seulement comme secondaires, mais comme une véritable entrave à l'essentiel, qui est la préparation à la vie éternelle d'outre-tombe. Dès lors, l'action du Chrétien dans la vie social porta sur la propagation de la foi, l'édification morale et l'activité charitable plutôt que sur la refonte de structure de la société et de l'Etat. Ce fut ainsi à l'aube de la chrétienté. Le Christianisme historique connut la tentative de soumettre le temporel au spirituel. Le Moyen Age est marqué par la lutte de la Papauté contre l'Empire. Cette lutte prit parfois des formes dramatiques et troubla douloureusement la conscience de la Chrétienté. Les efforts de l'Eglise pour édifier la " Nation Chrétienne " sous l'égide du Saint-Siège ne furent pas couronnés de succès. L'idée de l'unité politique du monde chrétien, n'ayant pas trouvé de fondements doctrinaux suffisants, le désir de la Papauté d'établir sa suprématie politique parut excessive à une grande partie de la chrétienté. Les royaumes nationaux sortirent vainqueur du conflit. La question se pose de savoir si le dualisme doctrinal qui pesa sur le christianisme tout le long de son histoire et qui l'empêcha de concilier l'individuel et le social n'est pas la cause d'une certaine déchristianisation de l'Europe. On peut se demander aussi à quel point la distinction doctrinale du spirituel et du temporel fut à l'origine de la séparation des pouvoirs qui est à la base de la conception moderne de l'Etat. Cette doctrine qui depuis Montesquieu fut considérée comme une grande acquisition du progrès social et politique se trouve être battue en brèche par les Etats totalitaires de nos jours. A l'opposé du Christianisme ; le Judaïsme, religion social par excellence, est impensable en dehors de la collectivité. Entité fermé, le " peuple élu " se croit appelé à une fonction sacerdotale dans un monde transfiguré par la venue de Messie. En attendant, un Juif ne se réalise pas spirituellement en tant qu'israélite détaché de sa communauté. " Il ne devient juif que dans la mesure où il assume au sein de sa communauté sa part de vocation historique qui incombe à Israël pour instaurer le règne de Dieu dans ce monde. " A mi-distance entre les deux thèses si diamétralement opposées, l'Islam se présente comme une religion qui a la vocation de réaliser l'harmonie entre le spirituel et le temporel, dont il affirme l'unité primordiale en Dieu. Le Coran comporte une conception précise de la cité musulmane et de sa vie social. L'homme est inséparable de la collectivité, à laquelle il est fraternellement lié par une tension commune vers le Centre des centres qui est Dieu. C'est du Créateur de l'homme et de l'univers qu'émanent toutes les lois qui régissent le cosmos de l'Humanité. L'unité du monde de l'Islam est un commandement impératif de l'Islam : " Ô, vous les croyants, soyez un peuple uni, comme un édifice bien étayé ". " Nous avons fait de vous une communauté unitaire ", proclame le Coran. La communauté islamique n'est pas seulement une union des croyants dans le temporel, elle est le corps spirituel de l'Islam. " Mon peuple ne pourra jamais être unanime dans l'erreur " a dit le Prophète. Un autre hadith du Prophète affirme : " Perpétuellement, jusqu'à ce que la volonté de Dieu intervienne (pour changer l'ordre des choses), il y aura un groupe de ma communauté qui ne cessera de manifester solennellement la vérité, sans que l'opposition de ses adversaires ne lui soit nuisible. " La volonté Divine a fait du consensus de la communauté musulmane, (Idjmâa), le critère du bien et du mal et l'ordre de Dieu se manifeste ainsi par la voix unanime de la collectivité. C'est dans ce rôle éminent attribué par l'Islam à la communauté des croyants que se trouve les fondements spirituels de l'Idjmâa en tant que troisième source du Droit musulman, après le Coran et la Sûnna. Le recours à l'Idjmâa, de plus en plus utilisé avec l'extension de l'Islam, avait amené la société musulmane à poser la question du droit à l'interprétation du Coran. L'opinion prévalut qu'après les grands juristes, fondateurs des quatre écoles de droit musulman, l'ère de l'interprétation était close. Décision qui, de l'avis de la critique occidentale et de beaucoup de musulmans, contribua grandement à la stagnation du droit musulman, et à la stérilité de la pensée créatrice qui caractérisa les derniers siècles de la civilisation musulmane.

La position des traditionalistes qui s'opposent à la réouverture de l'interprétation est fondée sur la crainte de scissions et de désordres moraux que les discussions sur les fondements mêmes de la religion sont susceptibles de provoquer dans le monde spirituellement uni de l'islam. Dans une religion qui ne connaît pas de conciles, ni une autorité suprême habilitée à veiller sur l'intangibilité de la doctrine, une telle crainte s'explique aisément. Si, malgré la dispersion extrême des peuples musulmans, malgré leur assujettissement durable aux Etats occidentaux, l'Islam a pu conserver son unité spirituelle et sa cohésion morale, il le doit à l'unité d'ordre théologique, qui fut l'œuvre de ses ulémas et de ses juristes. C'est un fait difficilement contestable, mais il est aussi indéniable que la rigidité de l'attitude conservatrice de ces mêmes théologiens empêche aujourd'hui l'adaptation du monde de l'Islam aux conditions de la vie moderne. En perpétuant la lettre des lois, certes tirées de la parole Divine et de la pratique du Prophète, mais selon l'entendement d'une époque révolue, ils entravent le développement de la civilisation musulmane dans les voies de l'Islam. En persévérant dans leur attitude figée, les tenants de l'immobilisme risquent de rejeter hors de l'Islam les forces vivantes de la communauté. Les divers courants libéraux, loin de réclamer une révision de la doctrine, demandent simplement le retour à la pureté initiale de la religion. Il ne s'agit point pour eux de synthèse encore moins de syncrétisme. L'Islam, religion révélée, est la vérité absolue, valable pour tous les temps et pour toutes les générations. Toute tentative humaine d'y apporter un correctif, un changement quelconque en vue de l'adapter aux conditions changeantes du temporel, est un sacrilège. Mais si la vérité est une et éternelle, la Parole Divine incarnée dans le Coran intangible, l'homme à qui elle est adressée est un être qui change dans le temps. Ses facultés intellectuelles se développent, ses vues spirituelles s'élargissent, sa compréhension s'aiguise. Le Coran n'a pas été révélé comme un système philosophique figé pour toujours dans sa structure, mais comme une règle de vie mouvante. L'interprétation du Livre Sacré doit être faite en fonction des progrès de la capacité d'entendement de l'homme. Parmi les multiples préjugés dont l'Islam fut et continue d'être l'objet, il en est un particulièrement tenace et aussi particulièrement injuste. C'est le reproche de fanatisme et d'intolérance. Rien dans le Coran et dans la tradition musulmane, ne justifie la réputation que les détracteurs de la religion musulmane lui ont forgée de toutes pièces. C'est un devoir d'équité élémentaire que de le reconnaître. Si l'Islam se montre d'une sévérité incontestable envers les païens et les idolâtres, il fait preuve par contre d'une très grande mansuétude envers les " peuples du livre ". S'il y a une chose dans le Coran qui ne souffre aucune dénégation, ne prête à aucune équivoque, c'est précisément l'esprit de tolérance la plus bienveillante à l'égard du Judaïsme et des Chrétiens, et surtout des Chrétiens. " Dites : Nous croyons aux Livres qui nous ont été envoyé, ainsi qu'à ceux qui vous ont été envoyés : Notre Dieu et le vôtre sont Un et nous nous résignons entièrement à Sa volonté " (Coran, XXIX, 45). D'autres versets confirment cette attitude. " Parmi les Juifs et les Chrétiens, il y en a qui croient en Dieu et aux livres envoyés à vous et à eux, qui s'humilient devant Dieu et ne vendent point Ses enseignements pour un vil prix. Ils trouveront leur récompense. " (Coran, III, 198-199). Ces versets déterminent aussi nettement que possible la position de l'Islam à l'égard des religions révélées. Voici deux exemples qui illustrent comment l'esprit de tolérance musulman se traduisait en faits du vivant du Prophète. Des Arabes païens de Médine avaient confié leurs enfants à la tribu juive des Beni Nazir. Après l'installation de Mohammed à Médine et la conversion des païens, ceux-ci voulurent reprendre aux Juifs leurs enfants pour leur faire embrasser l'Islam. Le Prophète s'y opposa. C'est à cette occasion que fut révélé le sublime verset " Point de contrainte en religion. La vraie route se distingue clairement à l'erreur. " (Coran, II, 257).

L'Expansion de L'Islam

L'expansion de l'Islam, au VIIe siècle ne notre ère, est peut être l'un des faits les plus frappants de l'histoire. C'est aussi un événement qui nous fait saisir sur le vif la transposition sur le plan politique de la prédication du Prophète. En effet, le premier siècle de l'Hégire ne nous présente pas seulement la religion musulmane dans sa pureté doctrinale originelle ; il nous fait assister à l'application, sur une vaste échelle et à des peuples divers, des principes moraux et des préceptes sociaux du Coran. Il met en lumière les causes essentielles qui ont contribué aux succès de l'Islam à cette époque. Il ne serait donc pas inutile de s'arrêter quelque peu sur ce qu'était l'Orient au moment de l'apparition de Mohammed. Deux puissances occupent alors l'avant-scène du monde connu de l'Europe, l'Empire romain d'Orient d'un coté, l'Empire perse sassanide de l'autre. Epuisé par des guerres extérieures incessantes, minés par de graves désordres intérieurs, les deux Empires historiques sont en pleine décadence. Byzance, dont le contrôle s'étend sur le midi de l'Europe, l'Asie antérieur et le nord de l'Afrique, de l'Egypte à l'Océan Atlantique, fait certes encore grande figure. Mais " c'en est fait du rêve ambitieux de Justinien : tout au long du VIIe siècle, nous le voyons peu à peu s'effriter implacablement. L'Occident est arraché à Byzance, et elle perd quelques-unes de ses plus belle, de ses plus riches provinces Orientales. Il semble que sa fierté se soit abolie, que son âme l'ait abandonnée…Sous les assauts répétés qu'elle subit, elle perd la seule foi qui remplaçait pour elle le patriotisme des Romains, la foi dans son triomphe. Dès lors, tous les conflits s'exaspèrent ; le goût de créer l'abandonne ; sa religion, de plus en plus formaliste et rituelle, s'oriente vers les pratiques superstitieuses ; elle vit, elle survit, au jour le jour, écrasée sous son matérialisme. " (Auguste Bailly : Byzance. Paris 1939). Constantinople, métropole prestigieuse, continue cependant d'être le point de mire du monde civilisé. Animé, fastueuse, elle continue de pomper les richesses de l'Empire et de pressurer les peuples subjugués. Une société brillante et frivole s'y adonne aux plaisirs de la vie et aux vaines disputes religieuses. Pas si vaines pourtant qu'on l'a souvent dit ; car, derrière elles, presque toujours, se cachent les appétits matériels et les ambitions politiques des groupes antagonistes. La classe dirigeante, l'ancienne aristocratie des vainqueurs, avilie par des croisements avec tous les peuples vaincus, perd l'antique vertu de la race. Dominée par l'esprit de lucre et de jouissance, elle ne remplit plus son rôle social. L'Empire n'est plus gouverné. Les provinces, livrées aux exactions de gouverneurs avides, sont en proie à l'anarchie. Les rares villes échappées aux dévastations de guerres perpétuelles entre Romains et Perses prospèrent encore, mais les citadins ne s'intéressent qu'au commerce, à la spéculation et aux controverses dogmatiques. Il est difficile, de nos jours, de se faire une idée exacte de l'aigreur, de l'acuité de ces controverses théologiques, qui énervaient à si haut degré les Byzantins. La violence des passions qu'elles suscitaient tenait à la nature même du pouvoir de l'Empereur, représentant, sinon émanation même de la divinité sur terre. La forme de l'autocratie byzantine, où le monarque était souverain spirituel, transposait constamment les discordes politiques ou financières du plan temporel sur le plan religieux. Telle ou telle solution des querelles dogmatiques avait des conséquences pratiques et matériels immédiates. Dans la première moitié du VIIe siècle, cette controverse étaient surtout alimentées par la rivalité acharnée des deux doctrines en lutte, l'orthodoxie byzantine et le monophysisme. L'intolérance et les persécutions de l'Eglise de Constantinople exaspéraient les fidèles de l'Eglise dissidente. En Syrie et en Egypte, où les monophysites prédominaient, les tendances séparatistes n'attendaient qu'une occasion favorable pour se manifester. Le prestige de l'Etat n'exerçait plus aucune attraction sur ces masses moralement divisées. Aucun idéal commun, aucun " mythe ", comme aurait dit Georges Sorel, n'unissait les forces disparates de l'Empire. L'indifférence ou la haine envers Constantinople étaient peut-être les seuls sentiments communs à ses peuples. La Perse n'était pas en meilleure posture. Plus encore que Byzance, elle était épuisée par des guerres, anciennes et récentes. La terrible défaite que lui infligea l'Empereur Héraclius, en été 627, dans la plaine de l'ancienne Ninivie, où l'armée de Chosroes Parvis fut taillée en pièces, et les graves troubles qui s'ensuivirent, achevèrent la puissance sassanide. En butte aux incessantes incursions des Khazars, du côté du Caucase, et des Turcs de la Bactriane, déchirée par les guerres civiles et l'anarchie de la Perse n'était guère capable d'opposer une résistance sérieuse au choc terrible que devait lui porter l'armée de l'Islam. Comme toutes les religions qui l'ont précédé et se sont imposées aux multitudes humaines, l'Islam a paru en son temps et en son lieu. Il a répondu aux aspirations profondes d'une époque, aux espérances secrètes d'un milieu. Aux masses, physiquement souffrantes, moralement désemparées, courbées sous le joug de maîtres souvent étrangers, il apporta la promesse de la libération et du salut. Il annonça une ère nouvelle de justice et de charité. La cité universelle sont l'Islam entreprit la construction, ne reconnaissait aucune distinction de race ou de condition sociale ; sa seul règle devait être la justice égale et la fraternité. On ne saurait assez le répéter, Mohammed fut non seulement le Prophète d'une grande religion, qui a répondu aux besoins spirituels d'un monde assoiffé de monothéisme pur, mais il fut aussi, d'aucuns diront peut-être surtout, l'annonciateur d'une des plus grandes révolutions sociales et internationales que l'histoire ait connues. Il n'est pas douteux que c'est surtout ce côté populaire et révolutionnaire de l'enseignement du Prophète qui gagna à l'Islam les cœurs des foules et lui assura une très grande faculté d'expansion. C'est ce côté encore qui, une fois de plus, rapproche l'Islam du Christianisme, dont la prédication fut aussi nettement révolutionnaire. Mais le Christianisme primitif n'a pas tiré les conséquences politiques des principes d'amour et de fraternité prêchés par l'Evangile. Prescrivant de rendre à César ce qui était à César, il ne fut révolutionnaire que par le refus de s'associer au culte officiel de l'Empereur. Son attitude vis-à-vis des pouvoirs temporels fut intentionnellement passive. Tourné vers le royaume de Dieu, il se désintéressait des royaumes terrestres. L'Islam, au contraire, a mis au service d'Allah et de l'ordre prescrit par Lui sur la terre, la puissance de son armée. Le nom d'Allah retentit, comme un cri de guerre, pour le renversement des fausses idoles et l'établissement dans le monde d'un règne de justice sociale. Paladins de l'unité de Dieu et de l'égalité des hommes, les guerriers de l'islam se croyaient investit d'une mission divine. Cette croyance engendrait un héroïsme admirable dans le combat, un mépris absolu de la mort. Jamais les soldats d'Allah n'hésitaient à sacrifier leur vie pour leur idéal. Aucun bien d'ici-bas ne leur paraissait comparable aux délices de la vie future promise aux martyrs de la guerre sainte.

Plus d'une fois, il est arrivé, au cours de l'histoire de l'humanité, à des forces numériquement faibles et techniquement inférieures, de battre des adversaires matériellement plus puissants et supérieurs en nombre. En pareils cas, c'est toujours dans l'esprit de sacrifice, dans le mépris des biens terrestres, dans la foi " qui soulève des montagnes " qu'il faut chercher l'explication, décisive, de la victoire. C'est l'esprit qui triomphe de la matière. Il n'en fut pas autrement pour les conquêtes musulmanes. Les croyances religieuses, d'adoration de la patrie, la soif de l'indépendance peuvent être considérées, du point de vue philosophique, comme pure produit de l'imagination, comme de vaines et stériles illusions. Mais aucune réalité n'a été plus puissante que ces chimères. Ce sont elles qui ont éclairé, à travers les siècles, la marche douloureuse de l'humanité. Ce sont elles qui ont inspiré les plus orgueilleuses constructions politiques et sociales que l'histoire ait enregistrées, ce sont elles qui ont donné aux hommes de génie la force et la patience d'accomplir tout ce qui est grand, constructif et fécond dans le domaine de l'esprit, tout ce qui constitue les lettres de noblesse et la justification devant l'Eternel de l'existence humaine. " Ce qui importe dans le sacrifice, c'est le sacrifice même. Si l'objet pour lequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n'en est pas moins une réalité ; et cette réalité est la plus splendide parure dont l'homme puisse décorer sa misère morale " (Anatole France : Le livre de mon ami. Paris 1896). Le culte de la cité, et Rome demeura maîtresse du monde tant que les Romains n'hésitèrent pas à sacrifier leur vie pour la grandeur de l'Urbs. Quand cette croyance disparut, les descendants abâtardis les héros qui avaient fondé la majesté de Rome assistèrent, impuissants et misérables, à la destruction de l'Empire. Il serait peu sérieux de prétendre que l'armée musulmane n'était composée que de saints, que le mirage des villes fabuleuses des deux empires n'exerçait aucune attraction sur l'imagination enflammée des fils du désert. Cela aurait été contraire à la nature humaine. Mais on peut affirmer, sans tomber dans l'exagération, que l'appât du butin ne jouait qu'un rôle secondaire pour la masse des guerriers, entraînée par l'élan religieux. Quant aux chefs, ils n'étaient guidés que par leur foi. Mais la disproportion des forces entre les deux plus grands empires de l'époque et l'Etat arabe qui venait de naître, était trop grande. Le seul facteur moral qui détermina l'élan impétueux des guerriers de l'Islam n'aurait certes pas suffi pour vaincre les armées organisées et instruites de Byzance et des Perses, si les Arabes n'avaient appris, à l'école même de leurs adversaires, l'art de la guerre. Cet art, que les tribus arabes ignoraient totalement, les Romains et les Perses le possédaient encore à un très haut degré. Les premières rencontres avec des armées régulières, qui tournèrent à leur détriment, firent voir aux arabes la nécessité d'adopter les méthodes de guerre de leurs adversaires. Les nombreux instructeurs et ingénieurs byzantins et perses attirés par la foi de l'Islam servirent de maîtres aux arabes. Au bout de quelques années, les tribus arabes, dont les guerres n'avaient été jusque-là que razzias, charges impétueuses de masses indisciplinées où chacun combattait pour soi-même, se transformaient en une armée disciplinée, instruite, parfaitement capable d'utiliser tous les engins de guerre connus à l'époque. " Les Sarrasins, dit le Beau à propos du siège de Damas, en 634, ayant appris aux Arabes qui avaient servi dans les troupes de l'Empire, la fabrique et l'usage de machines e guerre, battaient la ville avec violence. " (Le Beau : Histoire du bas-Empire. Paris 1768). Fait remarquable, cette armée a trouvé les chefs qu'il lui fallait, chefs de tout premier ordre comme Khaled ibn Walid, le grand général du règne du khalife Abû Bakr, ou le conquérant de l'Egypte, Amr ibn al-As, et d'autres encore, qui surgissent du désert, pleins de talent militaire et de science. Il y a, dans l'existence des peuples, des périodes marquées par une plénitude extraordinaire de vie, par une tension extrême de toutes les facultés humaines, quand les hommes supérieurement doués apparaissent de partout et impriment sur le cours des événements le sceau de leurs fortes personnalités. Tels fut l'époque de la Renaissance en Italie, le Grand Siècle en France. Tels furent les premier siècles de l'Hégire en Arabie, qui donnèrent naissance à toute une lignée de grands souverains, d'excellents capitaines, d'administrateurs et, aussi et surtout, à une pléiade d'écrivains, de savants et d'artistes remarquables. Quand on tient compte de ces faits, la conquête arabe n'apparaît plus comme un miracle. On est obligé de reconnaître qu'elle fut l'effet naturel d'une force bien organisée et supérieurement commandée, mise au service d'un idéal sublime auquel tous les guerriers de l'Islam, en commençant par le général en chef, et jusqu'au dernier des soldats, furent prêts à faire avec joie le sacrifice de leur vie. Un coup d'œil rapide sur les premières campagnes des khalifes Abû Bakr et Omar nous donnera une illustration. Avant de mourir, Mohammed eut la satisfaction de voir accomplie l'unité morale et politique de la nation arabe. Les idoles avaient été détruites. Le sanctuaire de la Kaaba avait été transformé en mosquée. Les tribus païennes du Yémen, du Hadramaout, de l'Oman et du Nedjd converties, toute l'Arabie ne formait plus qu'un seul peuple, adorant un seul Dieu. Déjà, quelques années avant la reddition de la Mecque, Mohammed avait envoyé des ambassadeurs à l'Empereur de Byzance, au roi de Perse, au gouverneur de l'Egypte, pour les inviter à se convertir à la vraie religion, sont il se disait l'annonciateur. Il va sans dire qu'une telle prétention, émanant d'un obscur chef des déserts arabiques, parut aux puissants et orgueilleux monarques auxquels elle s'adressait, comme une plaisanterie déplacée et insolente. Les ambassadeurs revinrent sans qu'on eût daigné leur donner réponse. Mais la décision du Prophète de porter la parole divine à tous les peuples infidèles et de les convertir à la foi d'Allah était inébranlable. L'immensité de la tâche ne l'arrêta pas un seul instant. Il la mesurait à la profondeur de sa foi. La grande épopée musulmane allait commencer. Une armée de trente mille hommes fut levée. Elle était destinée à affronter Byzance. Voici en quels termes le Prophète s'adressait à cette armée qui devait combattre, et dont la mission, dans la pensée du Prophète, était de convertir et de construire, non de détruire. " Au non de Dieu clément et miséricordieux, n'usez ni de fraude ni de ruse, ne tuez pas les enfants. Quand vous combattez une armée ennemie sur son territoire, n'opprimez pas les habitants paisibles du pays. Epargnez les faibles femmes. Ayez pitié des enfants à la mamelle et des malades. Ne détruisez pas les maisons. Ne bouleversez pas les champs. Ne dévastez pas les vergers, ne coupez pas les palmiers. " On sait que Mohammed mourut sans voir le commencement de la grande campagne qu'il avait préparée. C'est à ses successeurs immédiats, Abû Bakr et Omar que fut réservé de présider à l'expansion de l'islam au dehors de l'Arabie. La haute valeur morale et la sagesse de ces deux premiers khalifes, qui mirent en pratique les préceptes sociaux et les idées politiques du Prophète, contribuèrent beaucoup aux premiers triomphes de l'armée arabe. Il ne serait pas déplacé de rappeler ici quelques traits de leurs caractères, de citer quelques-uns de leurs actes, qui éclairent leur attitude en tant que souverains, capitaines d'armées et administrateurs. Rien ne caractérise mieux le premier vicaire du Prophète que le discours qu'il tint à ses compagnons lors de son investiture à la charge suprême : " Me voici chargé du soin de vous gouverner ; si je fais mal, redressez moi ; dire la vérité au dépositaire du pouvoir est un acte de zèle et de dévouement, la lui cacher est une trahison ; devant moi, l'homme faible et l'homme puissant sont égaux ; je veux rendre à tous impartial justice ; si jamais je m'écarte des lois de Dieu et de son Prophète, je cesserai d'avoir droit à votre obéissance. " Lors de son court règne (trois ans à peine) Abû Bakr ne dévia jamais de l'attitude qu'il s'était assignée. C'est grâce à sa rectitude, à sa loyauté et à sa fermeté que l'Islam surmonta le remous que provoqua la disparition de Mohammed, mort sans désigner son successeur. Citons un autre discours du même khalife, adressé à ses lieutenants civils et militaires. Il jette une vive lumière aussi bien sur l'homme que sur les méthodes de gouvernement qui assurèrent le succès des premiers pas de l'Islam. " N'opprimez pas les populations. Ne les provoquez pas inutilement. Soyez bons et justes, le succès sera votre récompense. Quand vous rencontrerez l'ennemi, attaquez le courageusement. Si vous sortez vainqueurs du combat, ne tuez ni les femmes ni les enfants. Epargnez les champs et les maisons. Si vous concluez un traité, observez-en les clauses. Dans les pays chrétiens, vous rencontrerez sur votre route des hommes pieux, qui servent Dieu dans les églises et les monastères. Ne les molestez pas. Ne détruisez ni leurs églises ni leurs monastères. " Abû Bakr eut surtout à consolider l'héritage moral et politique de Prophète. Il prépara ainsi le grand règne de Omar. Le khalife Omar, la plus grande personnalité de l'Islam après Mohammed, domine l'histoire de la conquête arabe. Par beaucoup de traits de caractère et par sa vie privé, rappel son prédécesseur. Tout deux, comme Othman et Ali, respectivement troisième et quatrième khalife, conservèrent le train de vie simple du Prophète. Rien en eux n'indiquait le souverain : " Abû Bakr ne laissa à sa mort que l'habit qu'il portait, le chameau qu'il montait et l'esclave qui le servait. Pendant sa vie, il ne s'était alloué que cinq drachmes par jour sur le trésor public, pour sa subsistance. " (G. Le Bon : Civilisation des Arabes). Omar portait une robe rapiécée et dormait parfois sur les degrés d temple, parmi les indigents. Cette simplicité, ce désintéressement total du Commandeur des Croyants ont vivement frappé les historiens de l'Islam : " Il ne faut pas louer Omar pour sa justice et son désintéressement, dit Tabari, car il y a eu des souverains justes avant lui, qui se sont abstenus de toucher au trésor public, et il y en aura après lui. Mais ce qui est admirable dans le caractère de ce khalife, c'est que, lorsqu'il fut arrivé au pouvoir, il ne changea absolument rien à ses habitudes ; et il est resté fameux pour sa frugalité et la simplicité de ses vêtements. Il a occupé le pouvoir pendant plus de dix ans et, chaque jour, il voyait partir une expédition et arriver la nouvelle d'une victoire. Chaque jour, il y avait un événement heureux ; on apportait constamment des richesses. Il conquit le monde, abaissa tous les souverains, fonda des villes telles que Basra et Koufah et régla les affaires administratives et l'impôt. Ses armées pénétrèrent à L'Est jusqu'aux bords du Djaihoun, au Nord jusqu'à L'Azerbaïdjan, jusqu'à Derbend des Khazars et au mur de Gog et Magog ; au Sud jusqu'aux pays du Sind et de l'Inde, dans l'Oman, le Bahreïn, le Mokran et le Kirmân, à l'Ouest jusqu'aux frontières de pays de Roum. Les habitants de tous ces pays furent ses sujets et entrèrent dans son obéissance. Et malgré toute cette puissance, Omar ne changea pas la moindre chose dans sa manière de vivre, dans sa façon de manger, de dormir, de s'habiller, de parler. " (Tabari : Chronique). Lorsque après quatre mois de siège de Jérusalem par les armées musulmanes, le courageux défenseur de la ville sainte, le patriarche Sophronius décida de capituler, il mit comme condition que la ville serait rendue à Omar en personne. Le khalife quitta Médine, accompagner d'un seul serviteur, n'ayant pour bagage qu'une outre d'eau et un sac d'orge et de dattes. Marchant jour et nuit, il arriva à Jérusalem. Il n'entra dans la cité sainte qu'avec un petit nombre de compagnons. Reçu par le Patriarche et par les habitants, il leur déclara qu'il étaient en sûreté, qu'un traitement de faveur serait accordé à la ville, que la vie et les biens de tous les habitants seraient garantis, que les églises et les lieux saints seraient respectés. D'après la tradition chrétienne, le khalife aurait visité les saints de pèlerinage, s'informant de leur histoire. Arrivé à l'église de la Résurrection, il se trouva être l'heure de la prière. " Le patriarche l'invita à prier dans l'église ; mais il se refusa en disant qu'une église où il aurait prié deviendrait musulmane et qu'il ne voulait pas déposséder les chrétiens " (Carra de Vaux : Les penseurs de l'Islam).

Cette attitude du khalife, qui montre avec quelle douceur les conquérants arabes traitaient les vaincus, contraste singulièrement avec celle des Croisés qui s'emparèrent de la ville sainte le 15 juillet 1099. Voici la description du massacre de 10.000 Musulmans réfugiés dans la Mosquée d'Omar, faite par Raymond d'Agiles, chanoine du Puy : " Il y eut, dit il, tant de sang répandu dans l'ancien temple de Salomon que les corps morts y nageaient, portés çà et là sur le parvis ; on voyait flotter des mains et des bras coupés qui allaient se joindre à des corps qui leur étaient étrangers, de sorte qu'on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras qu'on voyait se joindre à un tronc. Les soldats eux-mêmes qui faisaient ce carnage supportaient à peine la fumée qui s'en exhalait " (Sans commentaires). L'histoire fournit plusieurs cas de conquêtes dues à la supériorité des armes ; mais il y a peu d'exemples qu'un ordre imposé et perpétué uniquement par la force se soit révélé fécond et durable. La sagesse des premiers successeurs de Mohammed se montra surtout dans leur attitude pleine de mansuétude et de compréhension à l'égard des peuples vaincus, qui fut une conséquence naturelle de leur foi, se révéla comme une suprême habilité politique. Comme nous l'avons vu, dès les premières rencontres avec les armées byzantines et perses, les Arabes se trouvèrent en présence de populations subjuguées, tyrannisées par leurs maîtres, assoiffées d'équité et de justice, prêtes à accueillir avec soulagement n'importe quel conquérant pourvu qu'il leur rendît la vie plus tolérable. Dès lors, la conduite à suivre était clairement tracée. Partout où ils portèrent leurs armes, Abû Bakr et Omar se présentèrent en libérateurs, en messagers d'une ère nouvelle de tolérance et de justice. Lorsque la conquête fut assurée, les khalifes, avec une parfaite maîtrise de soi, surent dominer leur victoire. Se conformant aux prescriptions coraniques, ils repoussèrent toute idée de conversion forcée. Ecartant toute mesure qui pouvait aller à l'encontre des usages et des coutumes des peuples incorporés, ils se contentèrent d'un modeste tribut, très inférieur aux impôts qui les accablaient auparavant. En garantissant la sécurité de leurs nouveaux sujets, en captant leur confiance, ils assurèrent leur propre domination et donnèrent une assise solide à leur empire " La mansuétude islamique réussit même ce prodige que n'avait pu réaliser Byzance, d'établir la paix, sinon l'union entre l'orthodoxie et le monophysisme. " (Auguste Bailly : Byzance. Paris 1939). Les deux compagnes qui ouvrirent l'ère des conquêtes arabes, la campagne de Syrie et celle d'Egypte, sont particulièrement caractéristiques des méthodes arabes. " La conquête de l'Orient par les Arabes ne date pas de Mahomet. Bien avant lui, les tribus du désert s'étaient glissées sur les confins du monde byzantin et du monde perse, profitant de toutes les défaillances des deux gouvernements pour poursuivre silencieusement leur conquête anonyme. " (René Grousset : Histoire de l'Asie. Paris 1921). On sait que cette pénétration pacifique aboutit, au VIe siècle, à la création de deux émirats arabes, l'un, l'émirat Ghassanide au Haran, l'autre, l'émirat Lakhmide, sur la rive droite de l'Euphrate, relevant de l'Empire perse. Les raisons religieuses n'ont joué aucun rôle dans ces premières incursions des arabes dans les provinces limitrophes des empires voisins. Des mobiles purement économiques ont déterminé ces premières poussées des tribus du désert, en quête de terres vastes et fertiles capables d'assurer l'existence d'une population croissante et affamée. Cette pénétration graduelle fut pourtant suffisamment profonde pour que la Syrie fût presque complètement arabe, au moment où le premier khalife, Abû Bakr y pénétra, en 634. C'est donc en libératrice du patrimoine national que l'armée arabe se présenta devant les frontières de l'Empire d'Orient. Rien de plus caractéristique, à cde point de vue, que la sommation faite par le général commandant les forces musulmanes, Khaled, aux Byzantins : " Dieu a donné cette terre à notre père Abraham et à sa postérité. Nous sommes les enfants d'Abraham. Vous avez assez longtemps possédé notre pays " Ce langage ne pouvait ne pas aller au cœur des populations arabes ou arabisées que les maîtres étrangers tyrannisaient depuis des siècles. La conquête de la Syrie toute entière se fit au milieu d'une population qui accueillait les conquérants non seulement sans résistance, mais avec sympathie. Les tentatives du vieil empereur Héraclius pour organiser la défense du territoire échouèrent lamentablement. Les victoires d'Ainadzein (634) et de Yarmouk (636) assurèrent aux Musulmans la domination de la Palestine et de la Syrie. Damas fut prise en 635, Jérusalem en 637, Antioche en 638. Il n'en fut pas autrement lors de la conquête de l'Egypte. Quand elle fut tentée en 640, par Amr ibn al-As, le célèbre lieutenant d'Omar, le pays était dans un état d'anarchie intérieur très avancée. Ruiné par les exactions des gouverneurs, déchiré par les luttes des multiples sectes chrétiennes, il était en révolte latente contre Constantinople. " A la veille de l'invasion musulmane, écrit René Grousset, l'Eglise Monophysite d'Egypte était en lutte ouverte contre les autorités byzantines. En haine des Grecs, le patriarche monophysite Benjamin n'hésita pas à s'entendre avec les Arabes. Les Melkhites eux-mêmes, Coptes de rite grec, trahirent le gouvernement impérial. Un de leurs plus hauts prélats, Makaukis ou Makaukas, s'entendit lui aussi avec les Arabes pour chasser les Byzantins. Lorsque les Arabes, conduit par Amr ibn al-As, franchirent l'isthme de Suez, toute la nation copte, se soulevant contre Byzance, les accueillit en libérateurs. Les garnisons perdues au milieu d'un peuple en révolte, ne purent opposer à l'invasion qu'une résistance insignifiante. " (René Grousset : Histoire de l'Asie). La sagesse politique d'Amr ibn al-As fut à la hauteur de ses talents militaires. Il se révéla digne lieutenant de son Maître. Voici une proclamation qu'il avait lancée en l'an 639 aux habitants de la ville de Gaza, et qu'il réédita à l'usage des Egyptiens : " Notre Maître ordonne de vous faire la guerre si vous ne recevez pas notre loi. Soyez des nôtres, devenez nos frères, adoptez nos intérêts et nos sentiments et nous ne vous ferons pas de mal. Si vous ne voulez pas, payez-nous un tribut annuel avec exactitude, tant que vous vivrez, et nous combattrons pour vous contre ceux qui viendront vous nuire et qui seront vos ennemis de quelque façon que ce soit et nous vous garderons fidèle alliance. Si vous refusez encore, il n'y aura plus entre vous et nous que l'épée et nous vous ferons la guerre jusqu'à ce que nous ayons accompli ce que Dieu nous commande " En échange d'une liberté religieuse complète, de la sécurité des biens privés et de la justice égale pour tous, le conquérant proposa la substitution aux impôts excessifs et arbitraires de Byzance, qu'un modeste tribut annuel. " Les habitants des provinces se montrèrent tellement satisfait de ces propositions, écrit Gustave Le Bon, qu'ils se hâtèrent d'adhérer au traité et payèrent d'avance le tribut. Les Arabes respectèrent si religieusement les conventions acceptées et se rendirent si agréables aux populations soumises autrefois aux vexations des agents chrétiens de l'empereur de Constantinople, que toute l'Egypte adopta avec empressement leur religion et leur langue. C'est là, je le répète, un de ces résultats qu'on n'obtient jamais par la force. Aucun des peuples qui avaient dominé en Egypte avant les Arabes ne l'avait obtenu. Au contact des Arabes, des nations aussi antiques que celle de l'Egypte et de l'Inde ont adopté leurs croyances, leurs coutumes, leurs mœurs, leur architecture même. Bien des peuples, depuis cette époque, ont dominé les régions occupées par les Arabes, mais l'influence des disciples du Prophète est restée immuable. Dans toutes les contrées de l'Afrique et de l'Asie où ils ont pénétré, depuis le Maroc jusqu'à l'Inde, cette influence semble s'être implantée pour toujours. Des conquérants nouveaux sont venus remplacer les Arabes : aucun n'a pu détruire leur religion et leur langue. " (G. Le Bon : Civilisation des Arabes). A l'encontre des Barbares qui envahirent le monde romain ou ravagèrent les pays de l'Orient, et qui ne firent que détruire, les Arabes fondèrent une brillante civilisation. Tous les peuples qui avaient embrassé l'Islam lui apportèrent leur contribution. Comme la civilisation chrétienne, la civilisation musulmane porte l'empreinte indélébile de l'esprit méditerranéen, et puise dans la source commune des civilisations antiques qui ont fleuri sur les bords de la Méditerranée. C'est elle qui préserva de la destruction te remit à l'Europe le legs lumineux de la civilisation gréco-romaine. L'expansion de l'Islam.

Rapport de l'Islam avec l'Occident Chrétien

En parlant de la civilisation musulmane, il est intéressant de faire un parallèle entre les invasions germaniques et la conquête arabe. La comparaison mène à certaines constatations qui projettent des lueurs révélatrices sur les origines de cette civilisation. Elle permet de la situer dans son véritable cadre. On sait que, dès ses début, l'Empire romain eut à se défendre, sur ses frontières septentrionales, contre les incursions incessantes des Barbares. Les invasions ne furent que l'achèvement logique, inexorable, d'une menace qui pesa sur Rome tout au long de son histoire. Tant que les vertus morales qui forgèrent l'Empire restèrent intactes, tant que les institutions sociales qui lui assurèrent la force de la durée demeurèrent solide, Rome soutient aisément la pression. Quand ses sources vitales furent taries, quand l'Empire, corrompu dans son sang et ses institutions, s'abandonna, les frontières cédèrent avec une facilité déconcertante et la marée germanique déferla sur l'Empire sans défense. Mais, vaincu et submergée, Rome ne tarda pas à prendre sa revanche sur un plan plus élevé que celui de la force. La victoire morale qu'elle remporta sur les envahisseurs fut rapide et durable. En effet, dès que la conquête fut réalisée, les Germains se mirent avec assiduité à l'école des vaincus. Empruntant à Rome son savoir et ses lois, sa manière de vivre et ses institutions, les vainqueurs se laissèrent docilement apprivoiser par les vaincus, et, dès lors, assimilés, ils continuèrent, comme ils purent, la civilisation romaine. Exemple frappant mais nullement unique, de l'absorption de conquérants grossiers par des vaincus hautement civilisés. L'histoire en connaît bien d'autres. Le plus impressionnant est, peut-être, celui des Mongols vainqueurs de la chine. Un demi-siècle à peine après le commencement de la prodigieuse épopée de Gengis Khan, les rudes cavaliers de la steppe, qui avaient envahi et assujetti la chine, étaient complètement fondus dans la multitude chinoise et les petits enfants de l' " Empereur Inflexible ", devenus de véritables " fils du Ciel ", continuaient la tradition immuable du Céleste Empire. La conquête arabe se présente sous un tout autre aspect. Certes, quelques ressemblances extérieures ne manquent pas. Ainsi, la faiblesse intérieur de Byzance et de la Perse et la pénétration pacifique de l'élément arabe dans les provinces limitrophes des deux Empires facilitèrent grandement la tâche des vainqueurs. Mais les guerres qui ont assuré le triomphe de l'Islam n'ont pas eu ce caractère d'usure lente et incessante que revêtit la pénétration barbare. L'attaque arabe surprit et déborda l'Empire. La conquête de la Syrie et de l'Egypte fut foudroyante. Ce ne sont d'ailleurs pas les conditions extérieures de la conquête qui importent. Ce sont ses conséquences morales qui sont pleines d'intérêt et d'enseignements. Tandis que les Germains, au contact des Romains, se romanisèrent rapidement, c'est exactement le contraire qui arrive aux provinces annexées par les Arabes. Loin d'imposer aux vainqueurs leurs lois, leurs langue et leurs mœurs, ce sont les anciens sujets romains qui s'arabisent dès qu'ils sont conquis par l'Islam. Et pourtant aucune contrainte n'est exercée sur les Chrétiens ou les Juifs. " Aucune propagande, ni même, comme chez les Chrétiens, après le triomphe de l'Eglise, aucune compression religieuse. " (Henri Pirenne : Mahomet et Charlemagne. Paris 1937). Le vaincu ira spontanément au vainqueur et l'emprise de la langue arabe se révèlera si puissante, qu'en Espagne, au IX siècle, les Chrétiens ne sauront plus le latin et les textes des conciles même devront être traduits en arabe. Pourquoi donc les Arabes, qui n'étaient certainement pas plus nombreux que les Germains, n'ont-ils pas été absorbés comme eux par les populations des régions conquises, dont la civilisation était supérieur à la leur ? D'ou provient cette force d'attraction qui pousse les Grecs, les syriens, les Egyptiens, dépositaires à la fois des civilisations antiques et de la civilisation Chrétienne, à se rapprocher aussi rapidement que possible de la société musulmane ? Il n'est qu'une réponse à cette question, dit Henri Pirenne, et elle est d'ordre morale. " Tandis que les Germains n'ont rien à opposer au Christianisme de l'Empire, les Arabes sont exaltés par une foi nouvelle. C'est cela et cela seul qui les rend inassimilables. Car pour le reste, ils n'ont pas plus de préventions que les Germains pour la civilisation de ceux qu'ils ont conquis. Au contraire, ils se l'assimilent avec une étonnante rapidité. En science, ils se mettent à l'école des Grecs, en art à celle des Perses…ils ne demandent pas mieux, après la conquête, que de prendre comme un butin la science et l'art des infidèles ; ils les cultiverons en l'honneur d'Allah. Ils leur prendront même leurs institutions dans la mesure où elles leur seront utiles. ". Les conquêtes musulmanes, surtout celles de l'Afrique du Nord et de l'Espagne, au début du VIIIe siècle, déplacent le centre de gravité de la vie économique de l'époque. La Méditerranée occidentale devient musulmane. L'Empire franc, qui n'a pas de flotte, voit son commerce maritime avec l'Egypte et la Syrie coupé. Byzance, qui faisait le trafic entre les ports de l'Occident et du Levant, commande encore une flotte puissante. Elle lui assure la suprématie dans la Méditerranée orientale, mais ses navires n'osent plus s'aventurer au-delà du détroit de Sicile. Naples, Gaète et Amalfi possèdent, elles aussi, des flottes ; mais leurs intérêts commerciaux les poussent à se rapprocher des Musulmans. C'est grâce à leur complicité que les Arabes ont pu prendre la Sicile. Les khalifes, en guerre contre Byzance, ne permettent naturellement pas à leurs sujets d'entretenir des relations commerciales avec l'ennemi. La méditerranée est ainsi divisée en deux bassins qui ne communiquent guère. Lorsque, à la fin du IXe Siècle, la guerre enfin terminé, la paix revient, l'activité économique des provinces conquises s'oriente vers de nouvelles destinées. L'immensité même de la conquête musulmane ouvre au négoce de nouveaux horizons et des voies nouvelles. L'islam forme un monde qui se suffit à lui même. Il n'y a plus de frontières entre les peuples conquis. Les marchandises circulent librement de la Chine aux Pyrénées. C'est vers Bagdad, capitale splendide des khalifes abbassides, dont la magnificence éclipse tout ce que le monde a connu jusqu'alors, que converge la vie économique de l'Empire. Certes, l'Empire carolingien présente un tableau plus sombre. Etat purement terrien, il se trouve désormais à l'écart des grandes voies maritimes de commerce. Son économie périclite. Dans la recherche de nouvelles voies, il se trouve obligé de tourner le dos à la mer. Le centre de gravité de l'Empire, se déplace vers le nord. Les peuples germaniques, qui n'ont joué jusqu'alors qu'un rôle destructeur dans l'histoire, entrent dans le circuit économique et culturel de l'Europe. Ils vont devenir désormais un des facteurs essentiels de la civilisation occidentale. Mais, s'il paraît indiscutable que la conquête musulmane a singulièrement ralenti les échanges commerciaux entre les ports de l'Occident et de Levant et déterminé la nouvelle orientation de l'Empire carolingien, il est certainement erroné de croire que les courants culturels en furent sérieusement affectés, qu'une rupture de la civilisation méditerranéenne s'en soit suivie. A l'encontre de l'opinion courante, et avec des raisons plausibles, le contraire peut être affirmé. Il ne sied pas, en effet, de confondre la circulation des marchandises avec celle des savants, des artistes et des pèlerins. Cette dernière, stimulée aux débuts de la conquête arabe, ne fut jamais entravée par la suite. De même, durant des siècles, les rapports politiques entre l'Orient musulman et la Chrétienté furent exempts de ce caractère d'intolérances haineuse qu'il revêtirent avec les Croisades. Ils furent régis par la raison d'Etat et les intérêts dynastiques. Les rapports qui se nouèrent entre Charlemagne et Harûn al-Rachid en est une des illustrations. On a beaucoup écrit sur l'ambassade envoyée à Bagdad par l'empereur de l'Occident, sur la magnificence de l'accueil qui lui avait été réservé par le khalife, sur les somptueux cadeaux qui auraient vivement frappé l'imagination des contemporains. Certains historiens, à la lumière des recherches nouvelles, sont portés à considérer ces récits comme une légende.

L'Apogée de la Civilisation Musulmane

Le khalifat abbasides de Bagdad

L'avènement des omeyyades fut considéré, par une partie de l'opinion musulmane, comme une véritable usurpation. Il donna lieu à la scission connue sous le nom de Chiisme. L'Iran en devient la citadelle. La religion ne fut pour rien dans cette division. Il n'y a aucune différence dogmatique entre l'orthodoxie musulmane et le chiisme. L'écart entre les deux doctrines ne portait au début que sur une seule question : celle de la succession au Prophète en tant que Commandeur des croyants. Les chiistes estimaient que cette succession devait revenir à Ali, cousin et gendre du Prophète. Divergence purement politique pour les Arabes ; politique et nationale pour les Iraniens, car l'Imam Hussein, fils d'Ali, assassiné à Kerbela, avait épousé la princesse Bibi Chahrbanou, fille du dernier roi sassanide de Perse Yazdegard III. De ce fait, il était devenu l'héritier légitime de la couronne des Sassanides. La cause de la maison d'Ali se confondait ainsi avec celle de la dynastie nationale de l'Iran. Le sentiment persan trouva dans le chiisme un instrument merveilleux pour l'affirmation de son individualité. Sous des couleurs apparemment religieuses, le peuple iranien défendait son autonomie morale. Luttant pour l'attribution du khalifat à la famille d'Ali, il s'insurgeait en réalité contre l'hégémonie arabe sur le monde de l'Islam. Aussi, lorsque Abou Abbas Safah, arrière petit-fils d'Abbas, oncle du Prophète, se souleva contre les Omeyyades, au nom des droits des Alides, toute la Perse se trouva-t-elle à ses cotés. Proclamé khalife dans la grande mosquée de Merv, c'est à la tête des troupes du Khorâssan, province essentiellement iranienne, qu'Abou Abbas triompha du khalife Merwan II, quatorzième et dernier souverain de la dynastie omeyyade d'Orient. Mais la chute des Omeyyades ne profita pas aux descendants d'Ali. Les Abbassides s'emparèrent du pouvoir et le gardèrent pour eux-mêmes. Rien ne prouve mieux les origines politiques du chiisme persan que l'attitude observée par les Iraniens à l'égard de cette nouvelle usurpation. La victoire des Abbassides fut remportée avec l'appui prépondérant des forces persanes. Pour être complète et durable, elle devait s'appuyer sur l'élément iranien. La nouvelle dynastie, quoique arabe et orthodoxe, avait partie liée avec le nationalisme persan. Les iraniens ne manquèrent pas d'exploiter à fond cette situation. La cause de la maison d'Ali, pour laquelle ils avaient milité avec tant d'ardeur au cours des années précédentes fut vite oubliée. Les divergences pseudo-religieuses pesèrent si peu sur la conscience des Iraniens que ces schismatiques devinrent bientôt le soutien principal de la nouvelle orthodoxie abbassides, bien plus rigide que celle des Omeyyades. Dès lors il n'y avait plus d'obstacle à ce que l'influence persane s'exerçât librement sur la monarchie des Abbassides. En effet, le long règne de cette dynastie est caractérisé par la prépondérance marquée des Iraniens sur les autres peuples de l'Empire. Imitant l'exemple des Omeyyades, qui avaient transféré la capitale de l'Etat Musulman de Médine à Damas, pour être dans un milieu favorable à leurs desseins, les Abbassides, eux aussi, fondèrent une nouvelle capitale, en tenant compte de l'évolution de l'Empire et des intérêts de leur maison. Bagdad, dont la construction fut commencée, en 762, par al Mansûr, deuxième khalife de la dynastie, est située sur le Tigre, en Babylonie, près des anciennes capitales sassanides de Ctésiphon et de Séleucie, à une égale distance de l'Arabie et de la Perse, les deux pays où le khalifat puisera dorénavant ses forces vitales. L'emplacement exact de la ville fut déterminé par des considérations stratégiques et climatiques. Al Mansûr choisit la position de Bagdad parce qu'il la jugea facile à défendre et un climat sain, dit M. Carra de Vaux. L'emplacement était protégé par l'Euphrate et des canaux dérivés de ce fleuve. Quand le khalife avait été le reconnaître il y avait des moines qui lui en avaient vanté l'air, les eaux et le climat. Il y fit creuser les lignes des murailles et les principales places et il posa lui-même la première pierre. La ville avait quatre portes donnant accès aux rues principales ; elles étaient voûtées en ogive et surmontées de pavillons dans lesquels s'ouvraient des baies également ogivales et d'où la vue s'étendait sur tout le pays environnant. De la porte de Khorassan, regardant à l'est, on dominait la vallée du Tigre ; cette porte était appelée aussi porte de la Félicité parce que la fortune des Abbassides avait commencé dans le khorassan. Les autres regardaient la Syrie, Kûfah et Basra. (Carra de Vaux : Les penseurs de l'Islam. Paris 1921). Une destinée merveilleuse fut réservée à la ville d'Al Mansûr. Très vite elle devint non seulement la plus grande et la plus brillante cité de l'Orient, mais du monde entier. Pendant trois siècles, elle gardera son rang. Sous Haroun al-Rachid, la population de Bagdad dépassera deux millions et demi. Pour donner une idée du degré de civilisation matérielle de l'Etat et de la capitale abbasside à cette époque, nous emprunterons à l'Emir Chékib Arselan, éminent historien arabe, la description qui suit : " …Bagdad nageait dans le luxe. On aurait cru que toutes les beautés de l'univers s'y étaient données rendez-vous. Il s'y trouvait des bazars pour tous les articles. La population se disputait les meilleurs sortes de vases, d'objet d'art, de perles, de diamants, d'armes, de meubles, d'ustensiles, de machines, les pages, les domestiques, les eunuques, les esclaves blanches, noires et jaunes. Il y avait aussi des chanteuses, qui avaient un marché spécial pour elles, où l'on rencontrait des chanteuses professionnelles, noires, grecques, géorgienne, circassiennes, etc. Ces cantatrices portaient des vêtements élégamment brodés, des bandes sur lesquelles étaient inscrites des formules de joies, telles que " Celui qui sera pour nous, nous serons pour lui ", ou des vers : " Tu m'as tuée par ton amour, ô tyran, Dieu sera juge entre nous ", ou " Ce n'est pas la teinte qui ornerait ma main ; la beauté de ma main est l'ornement de toute teinte. Les habitants de la capitale abbasside ornaient leurs salons d'or et couvraient les murs d'étoffes à desseins en relief. Ils avaient le goût des fleurs et des plantes exotiques qu'ils faisaient venir surtout des Indes et qu'ils plantaient dans leurs immenses jardins. Un seul de ces jardins d'agréments pouvait coûter dix mille dinars. Ils achetaient les plus belles et les plus délicieuses musiciennes, les plus ravissantes femmes de chambre, les meilleures cuisinières. Ils dégustaient les aliments les mieux préparés ; ils se procuraient le gibier avant sa saison, les fruits avant leur temps, à n'importe quel prix. Ils se faisaient parfumer avec tout espèces de musc, d'ambre et d'autres parfums agréable. Leurs salons était presque toujours encensés par la combustion des résines aromatiques, parce que le nez aussi avait besoin d'être charmé autant que la bouche, les yeux et les oreilles…Bagdad recevait les vases et les vaisselles des Indes, les liqueurs d'Ispahan et de Chiraz ; du Khorassan, elle recevait le fer ; de Kermân, le plomb ; du Cachemire, les toiles ; de la Chine, le musc, les bois aromatiques, les rideaux, les selles, la porcelaine, etc. ; du Yémen, les plantes odorantes ; de la Perse, les armes ; d'Aidab (port du littoral égyptien de la Mer Rouge) et de l'île de Bahreïn, les perles ; du Japon, l'or et l'ébène ; du Sind, les cannes à lance, le camphre, les vêtements de coton, les vêtements de soie, les éléphants ; de l'île de Ceylan, le diamant ; de la Grèce, du mastic, du cuir, les pages pour le service ; de la Russie, les peaux de renard et les fourrures ; de Syrie et de Mossoul, les étoffes de soie et la mousseline… Quand aux revenus de l'Empire abbaside, les versions sont différentes, mais toutes s'accordent pour dire qu'ils atteignaient des chiffres fantastiques. La version la plus vraisemblable est que le trésor khalifal du temps de Haroun al-Rachid recevait annuellement sept mille quintaux d'or ; chaque quintal d'or était évalué à 30.000 dinars. (L'Emir Chékib Arslan : la splendeur de Bagdad du temps des Khalifes. Dans la " Nation Arabe " - 1938. N° 20-21).

Cet état florissant des finances permit aux Abbassides d'entreprendre de grands travaux d'utilité publique. Des routes sillonnèrent l'empire dans toutes les directions ; des relais de chevaux furent établis, des caravansérails construits. Le long de l'interminable trajet de la soif, de Bagdad à la Mecque, des citernes furent creusées. Des hôpitaux, des mosquées, des écoles s'élevèrent partout dans les villes. L'agriculture et l'industrie prirent un grand essor. Les campagnes de l'Irak, qu'on appelait " Sawad " (mot provenant d'Aswad : noir) à cause de la végétation vert foncé qui couvrait le pays, connurent une prospérité fabuleuse. Les fruits et les fleurs de Perse, grâce à une culture habile, acquirent leur célébrité proverbiale. Les vins de Chiraz et d'Ispahan se répandirent dans toute l'Asie et furent l'objet d'un commerce très actif. Les mines de fer de Khorassan, les mines de plomb du Kermân, les marbres du Taurus, le bitume, le naphte, la terre à porcelaine, les dépôts de sel gemme, de soufre, etc., furent exploiter d'une façon méthodique. L'épanouissement des lettres, des sciences et des arts accompagna les progrès de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. " L'architecture et la musique furent cultivés avec zèle, la peinture et la sculpture étaient arrêtées dans leur essor par le Coran, qui interdit la représentation, soit des figures humaines, soit des images de la divinité, mais elle reçurent d'autres applications. Un nombre considérable de monuments magnifiques s'élevèrent dans les principales villes, à Bagdad, à Mossoul, à Basra, à Racca dans la Mésopotamie, à Samarkand. Quand aux études littéraires, la passion avec laquelle les Arabes s'y adonnèrent dépasse même celle que manifesta l'Europe à l'époque de la Renaissance. Les meilleurs écrits de la langue grecque furent immédiatement traduit : une école d'interprètes s'ouvrit à Bagdad sous la direction d'un médecin nestorien ; un revenu de quinze mille dinars fut affecté à un collège où six mille élèves de toute conditions puisèrent une instruction gratuite ; des bibliothèques furent fondées, l'accès en fut ouvert à tout le monde et ces établissement furent agrandis de siècle en siècle par des princes dont quelques-uns, à l'exemple d'Al-Mamûn, assistaient aux cours publics des professeurs ; la langue arabe se propagea dans toutes les parties de l'Asie et détrôna définitivement les idiomes anciens ; elle se plia aux exigence d'une nomenclature nouvelle ; les mathématiques brillèrent d'un éclat sans égale ; l'astronomie s'enrichit de découvertes importantes ; on construisit des observatoires munis d'instruments, dont la grandeur étonne l'imagination. Il y eut des hôpitaux pour l'instruction des médecins qui, avant d'exercer leur profession, devaient subir plusieurs examens ; il y eut également des laboratoires pour les pharmaciens, qui découvrirent de nouvelles plantes médicinales et des remèdes inconnus jusque-là… Les Abbassides auteur de ce mouvement intellectuel si merveilleux, virent l'école de Bagdad briller du plus vif éclat pendant près de deux cents ans, plus fortunés que Charlemagne, qui voulut tirer ses peuples de la barbarie en s'appuyant sur les plus savants hommes de l'Occident, mais dont l'œuvre périt avec lui. " (L.A. Sédillot : Histoire des Arabes. Paris 1854). En voici un autre témoignage, moderne celui-ci : " Pendant toute la première partie du Moyen Age, écrit Philip Hitti, nul peuple n'a apporté au progrès humain une contribution aussi importante que celle des Arabes, si nous comprenons sous ce vocable tous les peuples de langue arabe et non seulement les natifs de la péninsule arabique…Pendant des siècles la langue arabe a été celle de la science, de la culture et du progrès intellectuel pour l'ensemble du monde civilisé, exception faite de l'Extrême-Orient. Du Ixe au XIIe siècle l'arabe a produit plus d'œuvres philosophiques, médicales, historiques, astronomiques et géographique que toute autre langue humaine " (Philip K. Hitti : Précis d'Histoire des Arabes. Payot. Paris 1950). En parlant de la civilisation musulmane à l'époque des Abbassides, il est impossible d'ignorer le rôle personnel des souverains de cette illustre maison. Celui d'Al-Mansûr, fondateurs de Bagdad, du célèbre Haroun Al-Rachid, popularisé par les contes des Mille et une nuits et de son fils al-Mamûn furent particulièrement importants. Quelques faits se rapportant à leurs règnes, quelques traits de leurs caractères ne seront pas inutiles pour l'illustration et la compréhension de l'œuvre civilisatrice accomplie sous cette dynastie. Al-Mansûr (754-775), le second khalife abbaside, fut un souverain sage et énergique. Grand bâtisseur, il fonda Bagdad, construisit la puissante citadelle de Râfikah, renforça les défenses de Kufah et de Basra. Ami des sciences et des arts, il protégea les savants et les artistes. La littérature, l'histoire, le droit et la médecine connurent sous son règne un essor remarquable. Les grands jurisconsultes de l'Islam, Abû Hanifa et Anas Ibn Mâlik, fondateurs des rites qui portent leurs noms vécurent et enseignèrent sous son règne. Lettré lui-même et doué d'une rare curiosité scientifique, al-Mansûr avait une prédilection pour l'astronomie et l'astrologie, qui en était inséparable à cette époque. Un historien raconte que, dans une réunion de savant qui avait lieu chez lui, la conversation tomba sur les khalifes omeyyades et les causes de leur chute. Al-Mansûr en critiqua plusieurs, loua Hicham, fils d'Abd al-Malik, et ajouta : " Les premiers d'entre eux gouvernèrent d'une main ferme l'empire que Dieu leur avait soumis ; ils surent contenir, protéger et défendre les Etats que Dieu leur avait confiés, parce qu'ils se maintinrent dans une sphère élevée et qu'ils évitèrent toute action vulgaire, mais leurs fils, perdus de luxe et de vices, n'eurent d'autres pensées en arrivant au pouvoir que d'enfreindre les lois divines pour s'adonner à tous les plaisirs…Ils traitèrent à la légère Dieu et la souveraineté, et Dieu les rendit incapables de régner ". Ce jugement profond et juste est bien caractéristique de la personnalité morale de ce grand prince. Haroun Al-Rachid (786-809) fut le petit-fils d'Al-Mansûr. " Doué des meilleures qualités, dit Mr Sédillot, brave, magnanime, il eut souvent la force de résister aux entraînements du despotisme pour n'écouter que la voix de la raison. Chargé de gouverner, sans aucune espèce de contrôle, un empire immense dont les habitants exécutaient sans murmure les moindres décisions de sa volonté, il ne fut pas écrasé du fardeau des affaires publiques, et sut faire du bonheur de ses sujets le principal mobile de ses actions " Les récits de la splendeur du règne de ce khalife défrayèrent toutes les chroniques de son temps. " Lorsque Haroun Al-Rachid célébra son mariage avec sa cousine Zobéida, raconte l'Emir Chékib Arslan, il fit faire un festin sans précédent dans l'histoire. Il y fit don de vaisselles d'or remplies d'argent et de vaisselles d'argents remplies d'or. Il distribua des pièces de musc et d'ambre à profusion. Ce jour là, le (Beit al mal), c'est-à-dire le trésor impérial, eut à dépenser un million de dirhams. Zobéida se para d'un manteau tout en perles que les connaisseurs ne pouvaient estimer. On dit qu'elle portait tant de pierres précieuses qu'elle ne pouvait marcher… Cette princesse n'était pourtant pas absorbée par le luxe et le faste sans consacrer une partie de ses rentes aux œuvres de bienfaisance. Elle fit construire une magnifique mosquée sur le bord du Tigre, qu'on appelait " Masjid Zobéida " et une autre mosquée entre la porte du Khorassan et l'avenue de Dar Errakik. C'est elle qui fit creuser le puit qui porte jusqu'aujourd'hui son nom, au Hedjaz, et y fit venir l'eau d'Arafa jusqu'à la Mecque.

Les voies de pénétration de la civilisation Musulmane en Occident

Quand la civilisation musulmane a-t-elle pénétré en Occident, et quelles furent les voies qu'elle a suivies ?
On attribue généralement aux croisades les premiers échanges culturels entre l'Occident et l'Orient. C'est une erreur que l'on aurait dû écarter depuis longtemps. Loin de contribuer à une interpénétration des civilisations d'Orient et d'Occident les Croisades compromirent une collaboration qui s'annonçait féconde et durable.
En dressant la Chrétienté contre l'islam dans une lutte implacable, en suscitant une atmosphère d'intolérance et de haine, les Croisades creusèrent un fossé profond entre l'Occident et l'Orient et rendirent impossible pour plusieurs siècles toute collaboration entre ces deux mondes. " Une des plus funestes conséquences des Croisades, écrit Gustave le Bon, fut d'avoir établi pour des siècles l'intolérance dans le monde et de lui avoir donné le caractère de cruauté barbare qu'aucune religion, celle des Juifs exceptée, n'avait connu encore. Avant les Croisades, l'intolérance était grande, mais il était rare qu'elle allât jusqu à la cruauté. Pendant les Croisades, elle acquit un degré de frénésie furieuse qui se prolongea jusque à nos jours. Habitué à verser le sang, le clergé appliqua bientôt à la propagation de la foi et à l'extinction des hérésies les procédés d'extermination appliqués d'abord aux infidèles. La moindre velléité d'opposition lui paraissait digne des plus affreux supplices. Les massacres de Juifs, d'Albigeois et de diverses catégories d'hérétiques, l'Inquisition, les guerres de religion et toutes ces luttes sauvages qui ensanglantèrent l'Europe pendant si longtemps furent les conséquences du funeste esprit d'intolérance développé par les Croisades " (G. Le Bon : La civilisation des Arabes. Paris, 1884).
Pour situer exactement l'influence de Croisades, il faut distinguer entre la culture intellectuelle et morale d'une part, et la civilisation technique et matérielle de l'autre. Insignifiante dans le domaine des sciences et de la littérature, cette influence se révéla désastreuse dans celui de l'esprit et des rapports humains.
L'ambiance de haine que créèrent les Croisades, le paroxysme d'intolérance religieuse qu'elles suscitèrent, empêcha une coopération intellectuelle, entre les deux rives de la Méditerranée.
Par contre sur le plan de la civilisation strictement matériel et technique, il faut le reconnaître, l'Occident doit beaucoup aux Croisades.
Les Croisades avaient mis la Chrétienté, sur la terre même de l'Islam, en contact direct avec les populations musulmanes. Les deux siècles environ pendant lesquels vécurent les royaumes francs du Levant, ne furent pas entièrement remplis d'actions militaires. De longues périodes de trêve entrecoupaient les hostilités. Ces intervalles d'une paix larvée permettaient les rapports humains entre les occupants et les Musulmans. Un nombre considérable de Chrétiens fut ainsi mis en présence d'une civilisation très supérieure à celle de l'Europe de l'époque. Les croisés trouvèrent au Levant beaucoup de produits qu'ils ignoraient, et des techniques que l'Occident ne connaissaient pas encore. L'introduction massive de produits d'Orient sur les marchés européens, l'adoption de procédés nouveaux dans l'agriculture, l'industrie et l'artisanat, furent une des conséquences spectaculaire des Croisades. L'économie de l'Europe en fut transformée. Le commerce connut un essor considérable. Marseille entra dans le circuit des républiques marchandes de l'Italie qui monopolisaient jusqu'alors le trafic méditerranéen.
D'une façon générale, comme le dit A. Champdor dans son ouvrage : " Saladin, le plus pur héros de l'Islam ", l'Europe s'est mise à l'école de la civilisation orientale et la production en Occident se transforma.
C'est de l'Orient, dit-il, que " nos ancêtres apprirent à tisser les étoffes de luxe qui firent la fortune de Venise et, plus tard, d'une partie de la France ; d'Orient nous fut apporté l'art de fabriquer le satin, le velours, les étoffes brochées d'or ou d'argent, ou les tissus légers comme la mousseline, la gaze, le taffetas. Depuis l'antiquité l'Orient excellait à produire de moelleux tapis ; les artisans européens s'efforcèrent de s'assimiler ce talent. Si Venise sut bientôt couler le verre et tailler des glaces elle le dut à la connaissance des techniques utilisées dans les souks de Proche-Orient. C'est encore aux artisans syriens que l'Occident emprunta l'art de fabriquer le papier et même celui du cuire les sirop. Cette pénétration pacifique eut de durables effets sur le commerce et l'industrie naissante de l'Europe : la draperie transformée, l'Europe initiée à la fabrication du linge, les industries de luxe s'installant et se développant en Occident, la production se diversifiant, la technique se perfectionnant. En réalité une révolution économique bouleversait une société et tout un continent " (Albert Champdor : Saladin, le plus pur héros de l'Islam. Paris 1956).
Et pourtant, comme le fait observer M. Risler, malgré le fait que " la Syrie fut pendant deux siècle, durant les Croisades, un champ de relations étroites entre les Musulmans et les Chrétiens, elle ne vient qu'après la Sicile et surtout l'Espagne au point de vue de l'influence arabe sur l'Occident " (Jaques Risler : La civilisation arabe. Paris, 1956).
Il n'y a rien de surprenant à cela, car la civilisation musulmane se fit connaître en Occident bien avant les Croisades. Son influence s'affirma indépendamment des expéditions militaires de la chrétienté. Elle y pénétra par les voies les plus pacifiques du monde.
" Le contact entre les deux civilisations, la chrétienne et la musulmane, fut prompt) s'établir, en Orient et en Occident, par des voies constantes et normales, qui n'ont rien de mystérieux " écrit le R. P. Asin Palacios. (M. Asin Palacios : Dante y el Islam. Paris, 1927).
Le commerce et les pèlerinages y jouèrent un grand rôle. Le commerce maritime et terrestre entre l'Orient et l'Occident était intense bien avant le XI siècle. Les grandes quantités de monnaies arabes retrouvées jusque dans le Nord de l'Europe, au Danemark, en Angleterre, en Islande, témoignent de l'activité de ces échanges.
Les pèlerinages avaient été établis dès le VIII siècle et certains réunirent jusque à douze mille pèlerins.
Mais c'est surtout par la Sicile, l'Espagne et le Midi de la France, directement soumis à la domination des Sarrasins, que la civilisation de l'Islam pénétra en Europe.
Les Musulmans gouvernèrent la Sicile du IX siècle jusqu à la fin du XI. Ils laissèrent une large autonomie à la population chrétienne. Les impôts étaient plus légers que sous les Grecs ; les moines, les femmes et les enfants en étaient exonérés.
Des méthodes agricoles nouvelles, un système d'irrigation perfectionné, l'introduction de cultures jusqu'alors inconnues, comme celles de l'olivier, du coton et de la canne à sucre, firent de la Sicile un pays prospère. L'extraction de l'argent, du fer, du cuivre, du soufre, du marbre, du granit fut systématiquement réglée. L'industrie de la soie fut introduite avec succès.
La dynastie normande, qui remplaça les Musulmans, régna jusqu'au XIII siècle, sur un pays presque complètement islamisé.
Roger II (1101-1154) dont le règne marque l'apogée de la domination normande, était entouré de Musulmans et de Chrétiens qui, souvent, hésitaient entre les deux religions. Ces courtisans polyglottes étaient également instruits de littérature arabe et de science grecque.
Le roi lui-même était vêtu à l'orientale ; son manteau d'apparat était brodé de lettres arabes ; il avait un harem tout comme un prince de Bagdad ou de Cordoue ; ses ministres, sa garde, ses médecins, ses astrologues, ses cuisiniers étaient musulmans. Le cérémonial de la cour, le sceau, les monnaies portant des signes chrétiens et musulmans et des inscriptions bilingues, reproduisaient des modèles musulmans.
L'académie des sciences et des lettres réunissait des savants de toutes nations et de toutes religions, parmi lesquels le grand géographe arabe Al-Idrissi.

Le droit civil établi par les sarrasins avait été si bien adapté aux besoins du pays que les Normands l'adoptèrent.
La chute de la dynastie normande ne mit pas fin à l'influence des Musulmans. C'est même sous le règne de Frédéric II, roi de Sicile et empereur d'Allemagne (1194-1250), que la cour de Palerme ressemble le plus à une cour musulmane.
Ce grand empereur, aux idées larges et hardies, réunit une quantité imposante de manuscrits arabes en l'Université de Naples, fondée par lui en 1224. Il ordonna des traductions d'Aristote et d'Averroès, dont il envoya des copies à Paris et à Bologne.
Entouré de docteurs, de ministres et d'officiers musulmans, il était en relations suivies avec les plus célèbres savants du monde de l'Islam. Sa remarquable correspondance avec Ibn Sabîn, philosophe sceptique d'Al-Andalus, nous a été conservée.
Frédéric protégeait aussi bien les poètes chrétiens que les poètes musulmans. C'est au contact des troubadours musulmans et suivant leur exemple que les troubadours de la cour de Palerme créèrent la poésie sicilienne, ancêtre de la poésie de la langue italienne.
Mais, quel que fût l'éclat de la cour de Palerme, on ne saurait le comparer à la splendeur de la civilisation de l'Espagne musulmane.
Dès le milieu du IX siècle, la civilisation musulmane prédominait en Espagne. Les espagnoles d'Andalus considéraient la langue arabe comme le seul véhicule des sciences et des lettres. Ses progrès furent tels que les autorités ecclésiastiques avaient dû faire traduire en arabe la collection des canons à l'usage des églises d'Espagne. Jean de Séville se vit dans l'obligation de rédiger en arabe une exposition des Saintes Ecritures.
En même temps, des livres de religions et de droit musulmans étaient traduits en langues romanes, car les deux langues se parlaient couramment sur toute l'étendue de l'Espagne musulmane.
L'Espagne chrétienne reconnaissait, elle aussi, la supériorité des Musulmans. Les chroniqueurs espagnols rapportent que, vers 890, le roi des Asturies, Alphonse le Grand, fit venir de Cordoue deux savants sarrasins pour servir de précepteurs à son fils, héritier présomptif du trône.
Des liens matrimoniaux unissaient souvent les rois de Castille ou d'Aragon à des familles princières musulmanes. C'est ainsi qu'Alphonse VI, conquérant de Tolède, avait épousé la fille du roi de Séville et s'entourait d'une cour de type mauresque.
Il y a lieu de croire que, selon les usages de l'époque, un certain nombre de savants, de chanteurs et de danseuses se trouvaient dans la suite de la princesse.
Alphonse VII et Alphonse le Sage continuèrent la tradition de rapprochement intellectuel christiano-musulman.
C'est sous le règne d'Alphonse VII que l'archevêque de Tolède Raymond et l'archidiacre de Ségovie Gondisalvi fondèrent, en 1130, la fameuse école de traducteurs de Tolède.
Les ouvrages des astronomes, mathématiciens, philosophes, médecins, chimistes, botanistes arabes, transposés en latin, étaient mis à disposition des lettrés de l'Europe.
Selon Renan, la fondation de cette école divise en deux périodes l'histoire scientifique du Moyen Age, l'une antérieur et l'autre postérieur aux traductions de Tolède.
Alphonse le Sage (1252-1284), célèbre par ses travaux astronomiques, fonda une école de latin et d'arabe qui réunissait des maîtres chrétiens et musulmans. Les Sarrasins y étaient surtout appelés comme professeurs de médecine et de science.
La renommé scientifique des Musulmans ne se bornait pas à l'Espagne. Elle s'était répandue au loin en Occident et attirait vers l'Andalus les esprits d'élite.
Ainsi, l'un des hommes les plus remarquables du X siècle, Gerbert D'Aurillac, qui devint le premier pape français, sous le nom de sylvestre II, s'était rendu à Tolède pour achever son instruction. Il y passa trois ans, étudiant les mathématiques, l'astronomie, la géographie et d'autres disciplines sous la direction de docteurs musulmans. Inventeur d'une horloge à roue, constructeur d'orgues hydraulique, fervent de chimie, il produisit sur ses contemporains l'impression d'un être surnaturel. " Ses progrès furent tels, écrit Renaud, qu'à son retour, le vulgaire le prit pour un sorcier " (M. Reynaud : L'invasion des Sarrasins. Paris 1836).
D'autres prélats et savants français, anglais, allemands et italiens avaient fait un séjour plus au moins prolonger dans les universités d'Andalus. Gérard de Crémone, qui traduisit la " Physique " d'Aristote sur des textes arabes, Campanus de Novare, Abélard de Bath, Albert et Daniel de Morley, Michel Scot, Hermann le Dalmate, Hermann l'Allemand et beaucoup d'autres doivent aux Sarrasins l'essentiel de leurs enseignements ; plusieurs d'entre eux le reconnaissent.
Le voisinage de l'Espagne et les relations faciles entre les deux pays ont été un facteur important de l'influence de la civilisation musulmane sur le Midi de la France. Mais, plus importante encore fut la domination directe que les Sarrasins exercèrent pendant plus d'un demi siècle sur la Septimanie, c'est-à-dire sur la vaste région comprise entre la Méditerranée et les Cévennes, les Pyrénées et le Rhône.
" C'est au séjour des Arabes dans cette contrée, écrit Fauriel, qu'il faut attribuer l'introduction dans le Midi de diverses industries, de certains procédés d'agriculture, de certaines machines d'un usage universel comme, par exemple, de celle qui sert à tirer l'eau des puits pour l'irrigation des jardins et des champs, qui toutes sont d'invention arabe. C'est à la même époque et à la même cause qu'il faut rapporter l'habitude longtemps et aujourd'hui encore populaire dans le Midi de la France d'attribuer aux Sarrasins tout ouvrage qui offrait quelque chose de merveilleux, de grandiose, et supposait une puissance d'industrie supérieur à celle des pays, comme les monuments d'architecture, comme aussi les armes, les ouvrages de ciselure et d'orfèvrerie, les étoffes précieuses par le travail ou la matière. Toutes ces choses étaient qualifiées d'œuvre arabine, d'œuvre sarrazinesque, d'œuvre de goût sarrasin " (Fauriel : Histoire de la poésie provençale. Paris, 1846).
L'expulsion des Arabes n'élimina pas leur influence. Les relations entre la France et les Sarrasins continuèrent et, comme le remarque judicieusement M. Reinaud, " leurs effets ont dû être d'autant plus puissants qu'en général , à la différance des anciennes, elles reposaient sur des rapports de commerce et d'amitié ".
Il est nécessaire de mentionner d'autre part le rôle que le judaïsme espagnol et aquitain joua en tant qu'intermédiaire entre la civilisation islamique et la culture chrétienne.
On a dit des Juifs qu'ils furent " interprètes scientifiques des Sarrasins au-delà des Pyrénées ".
En effet, partout où les Arabes pénétraient en conquérants, les Juifs les suivaient en hommes d'affaires. Ils formèrent ainsi, à coté des Arabes, une classe riche et influente dans toutes les villes importantes de la Septimanie. Lorsque ces villes furent reconquises par les Chrétiens, les Juifs ne furent pas expulsés. Avec la souplesse qui les caractérise, ils réussirent à conserver leur situation privilégiée et leur puissance économique.
Des écoles juives s'ouvrirent dans plusieurs villes. Le savant rabbin Benjamin de Tudèle, qui visita le Midi de la France dans la seconde moitié du XII siècle, pour se rendre compte de la situation de ses coreligionnaires, mentionne entre autres les écoles de Narbonne, de Béziers, de Marseille, de Montpellier et de Besançon.
En plus de la religion et de la loi juives, on y enseignait la médecine, l'astronomie, les mathématiques, la philosophie et d'autres sciences empruntées aux Musulmans. L'influence des hommes formés par ces écoles et réputés pour leur érudition et leur richesse était considérable dans la vie intellectuelle du pays.
L'influence théologique arabe, si profonde sur la théologie scolastique du Moyen Age, s'est fait sentir surtout à travers les traductions juives.
Il ne serait, peu être, pas déplacé de rappeler ici, en passant, la dette de gratitude contractée par le judaïsme envers la civilisation musulmane.
On sait que la première grammaire hébraïque fut construite par Yéhuda Ben Qoraish à partir des grammaires arabes et encore maintenant c'est au moyen d'une grammaire décalquée sur la grammaire arabe qu'on apprend en Israël la langue du peuple. (L. Massignon : Ce qu'est la Terre pour les communautés humaines qui demandent la justice. Dans les cahier du Monde nouveau, juin-Juillet 1948).
Le Moyen Age a vu toute une littérature théologique et philosophique écrite par les Juifs en langue arabe. Le grand Maimonide, qui fut si fortement influencé par Ibn Hasm et Ibn Rûchd (Averroès), écrivit son " Guide des égarés " en arabe ; Ibn Gabriol, rénovateur de la poésie hébraïque, composa en arabe son fameux traité philosophique " La fontaine de la vie ".
On pourrai citer un nombre considérable d'autres penseurs juifs aussi représentatifs du Judaïsme qui utilisèrent l'arabe pour leurs œuvres. Bornons nous à nommer Bahya Ibn Paquida et Sa'ida al-Fayyumi.